Razika Adnani : “Au Maghreb, on assiste à un renoncement progressif aux acquis de la Nahda”
La philosophe et islamologue Razika Adnani est l’auteur d’une étude pour la Fondapol, « Maghreb : l’impact de l’islam sur l’évolution sociale et politique ». Elle y étudie les causes du renoncement à la modernité, sur fond de réislamisation, du Maghreb. Marianne
Razika Adnani est une philosophe et islamologue franco-algérienne. Elle est membre du Conseil d’orientation de la Fondation de l’islam de France et du conseil scientifique du Centre civique d’étude du fait religieux. Elle est auteure de plusieurs ouvrages dont La nécessaire réconciliation (UPblisher)et Laïcité et islam, mission possible ? (L’Aube). Mais aussi de la récente note Maghreb : l’impact de l’islam sur l’évolution sociale et politique, une étude socio-politique publiée par Fondapol en décembre 2022. Elle analyse l’interruption des mouvements de réforme des sociétés musulmanes engagés entre le début du XIXe siècle et la première moitié du XXe, connus sous le nom de « Nahda ». Elle nous parle des causes de ce renoncement à la modernité. Marianne
Propos recueillis par Etienne Campion
Marianne : Qu’est-ce qu’était la « Nahda » ?
Nahda est un terme arabe qui est souvent traduit par « renaissance ». Il désigne un mouvement de modernisation extraordinaire que les pays arabes et ceux du Maghreb ont connu entre le début du xixe siècle et la première moitié du xxe siècle, mais qui a touché en réalité une grande partie des pays musulmans. Son objectif était de sortir ces pays de leur sous-développement et de leur permettre d’entrer dans l’ère de la modernité.
La Nahda a concerné tous les domaines : la littérature, la politique, la société, la religion et l’humain, et ces réalisations ont changé le visage des sociétés musulmanes en quelques années leur permettant de s’émanciper des traditions et des contraintes de la charia. Les plus importantes réalisations dans le domaine social et politique étaient l’adoption du système constitutionnel et l’émancipation des femmes. Celles-ci ontobtenu des droits dont elles n’avaient jamais rêvé auparavant : sortir de la maison sans être accompagnée, ne pas porter le voile, s’instruire et travailler. C’est également à cette époque, encouragée, par les antiesclavagistes européens, que l’abolition de l’esclavage a eu lieu ainsi que celle du système de la dhimmitude. La Nahda est la seconde période dans l’histoire des musulmans qui leur a permis de faire un bond culturel et civilisationnel provoqué, dans les deux périodes par le contact des musulmans avec l’autre. La première est celle qui a produit la civilisation musulmane et qu’on situe entre le VIIIe siècle et le XIIIe siècle. Le contact avec l’autre est l’un des facteurs qui aiguillonnent la réflexion et imposent la remise en question des valeurs et des connaissances.
Les deux périodes ont connu une riposte de la part des conservateurs pour qui tout éloignement du mode de vie et de l’organisation sociale des anciens est une sortie de l’islam, ce qui a provoqué le déclin de la première et l’échec de la seconde. Aujourd’hui les musulmans, notamment ceux d’Occident, sont en contact avec la civilisation occidentale. On observe que les mêmes forces qui tirent vers le passé pour les ramener aux traditions et vers le passé sont très actives. Toutefois, le terme Nahda doit être pris avec précaution car il a été récupéré par les islamistes et les conservateurs qui lui ont donné leur propre conception, celle qui permet de retrouver l’islam vrai des premiers musulmans, c’est-à-dire une conception salafiste.
Pourquoi a-t-on connu l’interruption, voire l’inversion, de ce processus ?
Il y avait la riposte des conservateurs, mais me concernant, je considère que la responsabilité des modernistes, qui avait le pouvoir, était plus grande étant donné qu’ils n’avaient pas été au bout de leur projet de modernisation. Ils avaient accepté le principe de l’égalité étant donné qu’ils avaient aboli l’esclavage et la dhimmitude, mais l’ont refusé lorsqu’il s’agissait des femmes. N’étant pas prêts à accepter que les femmes aient les mêmes droits qu’eux, ils ont décidé de maintenir la charia notamment et explicitement dans le domaine de la famille. Empêcher les femmes d’accéder au même statut social et politique que les hommes était le point commun qu’ils avaient avec les islamistes et les conservateurs.
Dans le domaine de l’organisation de l’État, ils ont déclaré, hormis Atatürk, l’islam comme religion de l’État. Empêcher les non musulmans, qui étaient très actifs dans le mouvement de la nahda, d’accéder au pouvoir était l’une des raisons de cette décision politique, mais c’était surtout pour imposer la charia aux femmes et protéger la domination masculine. La référence à l’islam comme religion de l’État, alors qu’il n’est pas uniquement une religion, mais également un système juridique qui remonte de surcroît aux premiers siècles de l’islam, est une concession que les démocrates et les modernistes ont fait aux islamistes qui ont su l’utiliser comme porte ouverte pour s’introduire de plus en plus dans le domaine de l’organisation de l’État et de la société.
La réforme de l’islam fait également partie des projets de la Nahda qu’elle n’a pas pu concrétiser. Ceux qui voulaient réformer l’islam ont imposé des limites au travail de la pensée et ont de ce fait empêché cette réforme de se faire. Alors que pour les pays musulmans aucune réforme sociale et politique ne peut être pérenne sans une réforme de l’islam. Finalement, la Nahda qui a défendu la liberté, l’égalité et la démocratie n’a pas pu réellement les accepter notamment lorsqu’il s’agissait de la femme et de la pensée et c’est à ce niveau qu’elle a échoué.
Dans cette étude je voulais souligner le retour en arrière par rapport à la Nahda. Il y a donc eu non seulement une interruption du processus de modernisation, mais aussi un renoncement progressif à ses acquis et cela précisément à partir des années 1970. Le renoncement aux valeurs de la modernité et le phénomène du retour en arrière ne concernent pas uniquement les pays du Maghreb mais tous les pays musulmans ainsi que l’Occident où une partie importante de la population est aujourd’hui musulmane. En France, les élèves qui revendiquent le droit de porter le voile, l’ « abaya » ou le “qamis” s’inscrivent dans ce phénomène de retour au passé représenté toujours comme valeur suprême dans le discours religieux.
Jusqu’où ira ce renoncement à la modernité ?
C’est la question que je me suis posée dans cette étude, en observant ce retour en arrière et le renoncement aux acquis de la Nahda. Rappelons qu’un des projets de la Nahda était d’émanciper les femmes du port du voile. Le retour des femmes au port du voile, y compris en Occident, est une autre preuve de ce renoncement à la modernité au nom de l’islam. Le renoncement aux droits de l’Homme, à la liberté de conscience, c’est également au nom de l’islam et de la charia qu’il s’est fait.
Jusqu’où ira ce renoncement à la modernité ? Peut-il aller au point de rétablir l’esclavage, le châtiment de la main coupée et la dhimmitude ? Les femmes seront-elles à nouveau enfermées à la maison, privées de l’éducation et de travail ? Cette question exprime une grande inquiétude légitime, étant donné que des groupes extrémistes comme Daesh et les talibans l’ont bien fait au nom de la charia. Aujourd’hui, en Occident, des prédicateurs islamistes rappellent aux femmes qu’elles ne doivent pas sortir sans l’autorisation de leur mari et prônent la lapidation au nom de l’islam, preuve que le retour en arrière n’épargne pas l’Occident.