Texte du philosophe André Comte-Sponville envoyé aux Journées Internationales de Philosophie d’Alger sur la question du Beau, thème de la deuxième édition
Qu’est-ce que le beau ? Je m’en explique rapidement dans mon Dictionnaire philosophique. Est beau tout ce qui est agréable à voir, à entendre ou à comprendre, non à cause de quelque autre chose qu’on désire ou qu’on attend (comme la vue d’une fontaine plaît à l’homme assoiffé), mais en soi-même, et indépendamment de quelque utilité ou intérêt que ce soit. Le beau se reconnaît au plaisir qu’il suscite (être beau, c’est plaire), mais se distingue de la plupart des autres plaisirs par le fait qu’il ne suppose ni convoitise ni possession : il est l’objet d’une jouissance contemplative et désintéressée. C’est pourquoi peut-être on ne parle de beauté que pour la pensée (une belle théorie, une belle démonstration) ou, s’agissant des sens, que pour la vue et l’ouïe – comme si le toucher, le goût ou l’odorat, trop corporels, trop grossiers, étaient incapables de jouir sans posséder ou consommer. Cela, toutefois, relève plus des contraintes du langage que de la nécessité du concept. Un aveugle peut trouver belle la statue qu’il palpe, et rien n’interdit, philosophiquement, de parler d’un beau parfum ou d’une belle saveur. Le langage ne pense pas ; c’est ce qui rend la pensée possible et nécessaire.
« Est beau, écrit Kant, ce qui plaît universellement et sans concept. » Mais l’universalité n’est jamais donnée en fait, et il peut arriver que la beauté, pour tel ou tel, passe par la médiation d’une pensée. Nul n’est tenu de trouver beau ce qui plaît à ses voisins, ni laid ce qui leur déplaît, ni d’admirer ce qu’il ne comprend pas. La jouissance esthétique est tout aussi solitaire, en fait, qu’elle semble universelle, en droit. Nul ne peut aimer, ni admirer, ni comprendre ou jouir à ma place. C’est qu’aucune vérité ici ne règne. « Les choses considérées en elles-mêmes ou dans leur rapport à Dieu ne sont ni belles ni laides », écrit Spinoza (lettre 54, à Hugo Boxel), et c’est ce que Kant, à sa façon, confirmera (« sans relation au sentiment du sujet, la beauté n’est rien en soi », Critique de la faculté de juger, I, § 9). Il n’y a pas de beauté objective ou absolue. Il n’y a que le plaisir de percevoir et la joie d’admirer.
Je ne doute pas que les Journées internationales de philosophie d’Alger en donnent souvent l’occasion.
Bien chaleureusement,
André Comte-Sponville