Face au totalitarisme, l’urgence d’une réforme de l’islam ( Entretien de Razika Adnani avec Alexandre Del Valle)



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La prise de Kaboul par les talibans suscite beaucoup d’inquiétude sur l’application de la loi islamique. Le monde redoute que ce pays redevienne l’épicentre du djihadisme international. Une réforme de l’islam permettra-t-elle de lutter contre le totalitarisme islamiste ?

Au moment où les médias commentent la prise de Kaboul, la capitale afghane, par les Talibans, dont le programme politique se résume en une application ultra-radicale de la Charià, la loi islamique, et où le monde craint que ce pays redevienne l’épicentre du jihadisme international, Alexandre del Valle s’est entretenu avec l’écrivaine, philosophe et islamologue Razika Adnani, intellectuelle franco-algérienne courageuse qui propose depuis des années une réforme de l’islam, seule solution pour vaincre le totalitarisme islamiste qui embrase non seulement l’Afghanistan mais la quasi-totalité des sociétés musulmanes. Son discours de vérité et de raison rappelle que les musulmans sont les premières victimes de l’islamisme, et que le fait d’accuser d’islamophobie ceux qui critiquent la charià, l’islam ou l’islamisme est une imposture intellectuelle et une trahison envers les musulmans qui veulent se débarrasser de la théocratie islamiste. Razika Adnani est plus que légitime pour aborder ces questions cruciales. Outre son expérience de femme franco-algérienne qui a été marquée par la période noire de la guerre civile algérienne lorsque les islamistes du FIS et du GIA ont mis à feu et à sang son pays d’origine, Adnani est devenue une figure incontournable de l’islam des Lumières de France et donc de la lutte contre l’extrémisme religieux. Engagée pour une réforme de l’islam, tournée vers l’avenir, qui est aujourd’hui plus que jamais nécessaire pour permettre aux musulmans de s’intégrer dans l’époque actuelle et pour une meilleure cohabitation avec autrui, membre du Conseil d’Orientation de la Fondation de l’Islam de France, du conseil scientifique du Centre Civique d’Étude du Fait Religieux (CCEFR), cette professeur de philosophie qui a quitté l’enseignement en 2005 pour se consacrer à la recherche et à l’écriture, sait de quoi elle parle et a le courage de ses idées. Elle collabore depuis 2016 avec les Ministères de la Justice  et de l’Intérieur français, dans le cadre de la formation des professionnels qui s’occupent des jeunes radicalisés; elle a contribué, de 2015 à 2017, aux travaux du séminaire Laïcité et fondamentalismes organisé par le Collège des Bernardins, et elle exprime dans de nombreux et médias (MarianneFigaro, Le MondeLa Croix…) sa vision de l’islam et ses propositions et solutions pour relever ce défi crucial. En France, l’affaire Mila a été, après les drames de Charlie Hebdo et de Samuel Paty, un révélateur de plus de l’importation dans nos sociétés ouvertes et laïques des problèmes théocratiques du monde musulman (peine de mort pour le “blasphème”; stratégie de l’intimidation islamiste face aux ennemis supposés de l’islam et aux “islamophobes”). Dans ce contexte sismique, et parce que nous devons trouver des solutions pour vivre ensemble, nos médias seraient bien inspirés de donner la parole à des intellectuels comme Adnani, plutôt qu’aux crypto-islamistes chasseurs d'”islamophobes” qui diabolisent tout débat réaliste sur l’islam et ont déjà réussi à diviser et polariser nos sociétés.  Atlantico 27 août 2021 Géopolitico Scanner

Alexandre del Valle : L’actualité de la victoire des Talibans en Afghanistan nous rappelle que cette partie du monde a été, sous la guerre froide, l’un des centres de l’éclosion du jihadisme international qui frappe aujourd’hui tous les Continents. Quelle place et quel rôle accordez-vous aux dimensions géopolitiques et donc au théâtre afghan dans l’ascension de l’islamisme totalitaire au niveau mondial et donc à l’échec de l’islam réformiste que vous prônez?

Razika Adnani : Il y a certainement des causes d’ordre politique et géopolitique à l’échec de l’islam réformiste et à l’expansion de l’islamisme, bien sûr, comme l’intervention des États Unis en Afghanistan pour soutenir les fondamentalistes dans leur guerre contre l’URSS (1979-1989), suivi de la montée des talibans dans les années 1990, ou encore l’intervention de la coalition menée per les États Unis en Irak en 2003. Ces opérations ont renforcé le discours religieux, nourri le fondamentalisme et ravivé l’idée de la guerre sainte dans le monde musulman, freinant ainsi le processus de sa modernisation et faisant reculer et échouer les mouvements de réforme politique et sociale. En 1987, Meena Keshwar Kamal, une poétesse afghane féministe fut tuée. Elle aurait contribué au changement de la condition de la femme afghane. Aujourd’hui, on assiste au retour des Talibans au pouvoir en Afghanistan. Lâché par la communauté internationale, le pays va revenir à des années voire à des siècles en arrière, ce qui sera dramatique pour les Afghans, mais aussi pour tout le monde musulman.

Cependant, le problème du monde musulman est dû au fait qu’il porte en lui-même les causes qui l’empêchent de sortir de son archaïsme et d’évoluer. Les révoltes populaires dans le monde musulman, dans le monde arabe et au nord de l’Afrique débouchent sur le triomphe des fondamentalistes et des islamistes. La raison en est que l’école et les médias sont livrés aux fondamentalistes véhiculant la même la position vis-à-vis de la pensée et de la raison, la même vénération d’un passé enjolivé. Certes, il y a des initiatives très intéressantes notamment sur le plan individuel, mais le poids des fondamentalistes et des conservateurs demeure très important. Ils obligent ces sociétés à revenir en arrière à chaque pas effectué vers l’avant. Ils veulent les ramener constamment vers le passé, ce qui les empêche d’évoluer et cela dans tous les domaines.

Alexandre Del Valle : Avec la victoire des Talibans consécutive au retrait américain de l’Afghanistan, les médias rappellent que la charia va redevenir la source du pouvoir, les femmes étant les plus menacées par ces lois rétrogrades. Comment peuvent-elles échapper selon vous à ces règles présentées comme sacrées et divines?

Razika Adnani : Vous avez bien fait d’utiliser le terme” présentées”: la représentation ne reflète pas exactement la réalité des choses et elle ne dit pas forcement la vérité sur elles. Concernant la charia, que les musulmans pratiquent, autrement dit celle qui existe dans leurs livres de droit, ce n’est pas la charia qui est inscrite dans les textes coraniques. Les musulmans n’ont pas pris et transposées les lois coraniques telles quelles dans leurs livres de droit. Bien au contraire, ils ont procédé à un travail d’interprétation et d’extraction des lois juridiques des textes coraniques, travail qui est très connu dans l’histoire de l’islam. Ainsi, si on admet que les juristes ont utilisé le Coran comme première source de législation, la charia qu’ils ont mise en place n’est pas exactement celle inscrite dans les textes coraniques. Entre les deux, il y a tout un travail humain qui a été réalisé et qui ôte à la charia existant dans les livres de droit tout caractère sacré. Un ensemble qui porte une partie qui n’est pas sacrée ne peut être sacré. Rappelons que le droit musulman a été mis en place aux VIIe, VIIIe et IXe siècles, d’une part, et, d’autre part, beaucoup de règles qui existent dans les livres de droit n’existent pas dans les textes coraniques et beaucoup de recommandations  coraniques n’ont pas été prises en compte par les juristes musulmans. La dissimulation de la chevelure de la femme ou de son visage n’existe dans aucun verset coranique, comme c’est le cas du voile et de la burqa imposée aux femmes afghanes qui la privent de son droit d’utiliser ses yeux pour voir le monde dans lequel elle vit.  En revanche, le Coran permet la consommation du porc en cas de nécessité (verset 173, Sourate 2, La vache) alors que les musulmans ne peuvent pas l’envisager même en cas de grande famine, mais ce ne sont pas les seuls exemples.

Ces propos ne signifient pas que les problèmes que pose l’islam dans nos sociétés actuelles ne sont qu’une question d’interprétation comme beaucoup le prétendent. C’est une position que je rejette comme je l’ai exprimé plusieurs fois dans mes écrits. Cependant, il est important de rappeler que la charia que les talibans, ainsi que les autres musulmans veulent appliquer, n’est ni sacrée ni divine comme ils le prétendent. Beaucoup d’Occidentaux le pensent également, même s’ils sont convaincus que la charia est rétrograde. Pour eux, ce sont les lois sacrées des musulmans qu’il faut respecter. Désacraliser la charia est une étape importante dans la réforme de l’islam et des sociétés musulmanes et dans le chemin vers l’émancipation de l’individu et notamment des femmes.

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ADV : Dans son livre Le naufrage des civilisations, Amin Maalouf date la descente aux enfers du monde arabe et musulman à la défaite de 1967 contre Israël et à l’échec et aux excès du nationalisme arabe 

RA : La situation désastreuse dans laquelle se trouvent les pays musulmans et le monde dit arabe n’est pas due à la défaite militaire des pays arabes (l’Égypte, la Jordanie et la Syrie) de 1967 contre Israël, même si elle a été pour les fondamentalistes et les islamistes un bon argument dans leur lutte contre le mouvement moderniste. Elle est due à une défaite épistémologique celle de la pensée créatrice et rationnelle qui remonte au XIIIe siècle lorsque le courant qui ne reconnaissait aucune place à la pensée face à la révélation, donc à l’humain face au divin, a réussi à s’imposer dans le domaine religieux. Les accusations lancées contre les deux facultés intellectuelles, la pensée et la raison, ont eu des conséquences négatives sur les autres domaines du savoir : la philosophie, la science et la médecine, ce qui a provoqué le déclin de la civilisation musulmane.

Dans mon livre Islam, quel problème? Les défis de la réforme, je dis que lette défaite de la pensée comme faculté de réflexion et de raisonnement est également la cause de la situation sociale, humaine, politique et scientifique actuelles des pays musulmans. Les quelques tentatives menées par certains intellectuels du début du XXe siècle pour réhabiliter la pensée libre et rationnelle, attaquée et accusée dans l’objectif de préserver un passé présenté comme porteur de vérité, n’ont pas réussi.

Cette position qui vénère la révélation comme source de connaissance et le passé au détriment de la pensée, du présent et du futur a été celle des premiers musulmans, ceux de l’Arabie et notamment ceux de Médine, la ville où le prophète a bâti la première société musulmane. C’était une réaction aux musulmans de l’Iraq, les nouveaux musulmans pour qui le savoir ne devait pas être uniquement transmis, mais aussi construit par l’intelligence humaine y compris dans le domaine juridique. Abou Hanifa, fondateur de l’école hanafite, imam de l’Iraq, a déclaré que le juriste devait se référer, après le Coran, à sa propre pensée, d’où le nom de son école : école de l’opinion, ce que les premiers musulmans, les Arabes et notamment les habitants de Médine, ont vu d’un mauvais œil. Pour eux, cela signifiait que les musulmans des nouveaux territoires ne regarderaient plus vers Médine et se détacheraient de son autorité, et Médine perdrait son pouvoir religieux après avoir perdu son pouvoir politique après le transfert de la capitale à Damas et ensuite à Baghdâd, ce qu’ils n’acceptaient pas.

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Les premiers musulmans ont réagi et à leur tête Malek Ibn Anas, fondateur du malékisme, qui a affirmé que les musulmans devaient se référer dans le domaine de l’organisation de la société au Coran et ensuite aux hadiths.  S’ils ne trouvaient pas de réponse à leurs questions dans ces deux sources, ils devaient se référer aux compagnons du prophète sinon aux habitudes des gens de Médine, la ville qui reflète fidèlement les traditions du prophète. Pour lui, la pensée ne devait intervenir qu’en dernier recours quand toutes ces sources sont consultées sans succès.

Les Médinois ont ainsi construit une doctrine qui ne reconnaît pas la pensée comme source de connaissance dans le domaine juridique, vénère le passé au détriment du présent et du futur et fait de Médine un modèle de société pour tous les musulmans. Le malékisme a ainsi jeté les bases du fondamentalisme, du conservatisme et de l’islamisme et a marqué toutes les autres doctrines comme le hanbalisme et le wahhabisme se fondant sur la position épistémologique des Médinois. Cette position négative à l’égard de la pensée et de la raison, donc de l’intelligence, n’a pas épargné le domaine de la science et de la philosophie, ce qui explique le déclin de la civilisation musulmane. Le malékisme est la doctrine la plus répandue au Maghreb.

Les musulmans n’arrivent pas à se relever depuis le déclin de leur civilisation, car les conséquences de cette représentation négative de la pensée créatrice et rationnelle, accusée d’être une menace pour l’islam, sont profonds dans la conscience des musulmans. Ils s’interdisent de réfléchir et de raisonner dès lors qu’il s’agit de l’islam. Ils répètent des idées reçues au sujet de leur religion sans jamais les remettre en question pour vérifier leur degré de véracité. Le problème, c’est que l’islam n’est pas seulement une religion, c’est également un système social, juridique et politique. Ainsi, s’interdire de réfléchir au sujet de l’islam, revient à s’interdire de réfléchir au sujet de la société, du droit et de la politique, de l’art et de la science. C’est à ce niveau-là que se situe le problème des musulmans, et le monde arabe et le nord de l’Afrique font partie du monde musulman, qui n’arrivent pas à évoluer alors que le monde avance et ne les attend pas.

Cette position d’ordre épistémologique est en réalité motivée par des raisons politiques. Les premiers musulmans, ceux de l’Arabie, ont toujours voulu être les chefs des musulmans. Leur objectif était que tous les musulmans regardent constamment vers Médine et donc vers l’Arabie, ce qui leur donnerait un pouvoir politico-religieux sur la Oumma entière.

Et c’est pour ce même pouvoir politico-religieux que les Wahhabites ont mené leur assaut contre la modernisation des sociétés musulmanes au début du XXe siècle. Si les musulmans se modernisent, ils s’émanciperont de l’autorité de l’Arabie. Je rappelle que les Frères musulmans n’auraient jamais réussi sans le soutien financier des Wahhabites, d’une part, et, d’autre part, ils véhiculent la même position que les Wahhabites vis-à-vis de la pensée créatrice et rationnelle, du passé et de Médine comme modèle de société pour les musulmans. 

ADV : Que répondez-vous à ceux qui affirment que la critique de l’islamisme fondé sur la charia équivaut à de “l’islamophobie” et que les sociétés occidentales pourtant ouvertes seraient islamophobes ? 

RA :L’islamisme veut imposer la charia fait davantage de mal aux musulmans et aux pays musulmans qu’aux non-musulmans et à l’Occident. C’est la raison pour laquelle il est critiqué également par des musulmans dont beaucoup sont très attachés à leur religion. Si toute critique de l’islamisme est considérée comme de l’islamophobie, c’est-à-dire une peur irraisonnée de l’islam motivée par uniquement la haine, dans ce cas il y a des musulmans qui sont islamophobes, ce qui est logiquement absurde.

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L’islamisme, qui est dans un projet politique, veut imposer la charia alors que celle-ci est un corpus de règles sociales de caractère religieux qui remonte au VIIe, au VIIIe et au IXe siècles. Aucune société du XXIe siècle ne peut être administrée par des règles qui ont organisé les sociétés des premiers siècles de l’islam sans lui nuire socialement, humainement et psychologiquement. Ces propos sont une critique rationnelle de l’islamisme, certes, mais il ne s’agit pas d’islamophobie. Sauf à vouloir nier la réalité, ce que font ceux qui utilisent cette accusation. Cela ne signifie pas qu’on n’a pas le droit d’avoir peur, mais il faut faire la différence entre la peur et la phobie.

Et c’est une erreur de croire que les islamistes utilisent l’accusation d’islamophobie uniquement contre les non-musulmans comme le prétendent les universitaires, en Occident, qui étudient ce concept. Ils déterminent ses caractéristiques comme étant un comportement hostile observé en Occident chez des populations non-musulmanes à l’égard de l’islam et des musulmans en tant que minorités. L’islamophobie serait, dans ce cas, un critère de comportement spécifique à Occident.  Alors que les islamistes accusent d’avoir peur de l’islam également les musulmans qui ne partagent pas avec eux leur vision de la politique et leur projet de société et du monde. Bien que le terme islamophobie ne soit pas très utilisé ou rarement dans le monde musulman ; et c’est plutôt l’expression « la peur de l’islam » qui est privilégiée, le sens demeure le même étant donné qu’il s’agit, selon ceux qui en font usage, d’une peur irraisonnée, car elle a comme seule cause « la haine de l’islam ».

En réalité, l’islamophobie est le terme que les islamistes ont repris, car il a été forgé par des Français, pour empêcher toute critique au sujet de l’islam et des musulmans. Ils l’utilisent pour garder les portes de la réflexion fermées. L’islamophobie s’ajoute donc aux concepts que les musulmans ont mis en place lors des premiers siècles de l’islam comme « toute innovation est un égarement » et « la religion est une question de cœur et non de raison » qui avaient le même objectif : empêcher la pensée de s’exprimer.

Et si, en Occident, le terme est davantage utilisé c’est parce que la critique de l’islam et de l’islamisme est plus facilement exprimée en Occident où la liberté d’expression est respectée, et en France où blasphème est un droit. Ces droits n’existent pas pour combattre l’islam. Ils étaient là avant que l’islam ne s’installe en France, et pour d’autres raisons liées à l’histoire philosophique, politique, sociale et morale de l’Occident.

La majorité des définitions présentent l’islamophobie comme une hostilité envers l’islam qui se répercute sur les musulmans. Pour Houda Asal, l’islamophobie fait partie de la sociologie du racisme.  Il s’agirait donc d’un racisme envers une religion, alors que le terme racisme est une discrimination et une hostilité envers un groupe humain et non envers des idées et les croyances sont des idées. Croire à l’existence d’un racisme envers l’islam appelle à s’interroger sur l’avenir de la liberté de conscience, d’expression et d’opinion que l’humanité a mis beaucoup de temps à mettre en place.

L’islamisme veut imposer la charia, car il ne peut pas exister sans la charia, qui est un corpus législatif, autrement d’un système juridique et politique. Que les pays occidentaux soient ouverts ne signifie pas qu’ils doivent accepter sur leur territoire un autre système juridique et politique. Aucun pays ne l’accepterait.

ADV : En quoi consiste votre proposition de réformer l’islam ?

 

RA : Je pense qu’aujourd’hui toute lutte contre l’islamisme et le fondamentalisme dans le monde musulman ou en Occident n’est que du bricolage si elle n’est pas accompagnée d’une réforme réelle et véritable de l’islam. Voilà pourquoi, je ne cesse de dire que le travail doit se faire au sein de l’islam et que le changement doit venir de l’intérieur des sociétés musulmanes. 

Cependant, quand on parle de réforme de l’islam, il est nécessaire de préciser que c’est une réforme qui doit être orientée vers l’avenir et qui doit avoir pour objectif de construire un nouvel islam et une nouvelle manière d’être musulman. Pour cela, elle doit commencer par libérer la pensée de l’emprise de l’épistémologie salutiste. C’est une réforme qui doit concerner les textes coraniques, mais aussi les théories et les concepts qui les entourent, car ils déterminent le comportement des musulmans à l’égard de ces textes.

Quant à la question comment procéder ? Tout d’abord, il faut abroger les versets qui posent problème :  ceux qui incitent à la violence, instaurent les inégalités à l’égard des femmes et des non-musulmans et empêchent les musulmans de s’intégrer dans la modernité.

Les musulmans qui appellent aujourd’hui à la réforme évoquent la réinterprétation comme solution pour dire que les textes ne posent aucun problème et que c’est juste qu’ils ont été mal compris ou mal interprétés. C’est la position de Mohamed Chahrour et des féministes islamiques comme Asma Lamrabet. Or, la réinterprétation à elle seule ne peut engendrer la réforme dont l’islam a besoin. Au contraire, elle ne fait que créer une situation sans fin d’interprétation contre interprétation. L’abrogation des versets coraniques est connue en islam. Elle ne signifie pas retirer les versets du coran mais déclarer leurs recommandations inapplicables, car dépassées par le temps

Ensuite, il faut mettre en avant les versets qui ont une portée universelle après les avoir libérés de l’interprétation des anciens comme ceux qui reconnaissent la liberté de conscience tels que le verset 256 de la sourate 2, la Vache : « Nulle contrainte en matière de religion » et le verset 70 de la sourate 17, le Voyage Nocturne : « Certes, nous avons honoré les fils d’Adam » qui valorise l’humain.  Ce sont des versets qui peuvent être un appui pour aller vers davantage d’humanisme et d’égalité entre tous les êtres humains, y compris entre les femmes et les hommes. 

L’objectif de cette réforme n’est pas de permettre à la charia de continuer à administrer la société, mais que les croyants puissent vivre leur religion sans se trouver en conflit avec les règles qui sont issues de la raison. C’est pour cela que cette réforme doit en premier lieu faire de l’islam une religion et non une politique. La manière la plus efficace et la plus rapide pour y parvenir est de séparer la politique de la religion. En France, cette dernière est nécessaire pour compléter et consolider la neutralité de l’État.

ADV : Faudrait-il revenir à la réouverture des portes de l’ijtihad et au mutazilisme ?

RA : Les mutazilites sont les partisans d’une école théologique rationaliste qui a été très active entre les VIIIet Xe siècles. Contrairement à leurs adversaires : les littéralistes, les salafistes, les soufis et encore les chiites imamites, les muatazilites ont pris position en faveur de la pensée et de la raison.

Les mutazilites ont bâti une école qui a été extraordinaire par la qualité de sa pensée et la liberté qu’elle exprimait. Je pense que le destin des musulmans aurait été tout autre si les mutazilites n’avaient pas perdu la bataille épistémologique qui les opposait à leur adversaire.

Cependant, je ne dirais pas qu’ils faillent retourner au mutazilisme mais plutôt à la pensée libre et à la rationalité. Le mutazilisme est une école qui appartient aux premiers siècles de l’islam et il est important d’en finir avec la valorisation du passé même s’il s’agit du mutazilisme. Cela ne signifie pas qu’il faut le nier, mais ne pas le présenter comme la solution. il faut en finir avec la sacralisation du passé et l’idée du« retour au passé » comme solution. Il faut également adopter la philosophie humaniste qui honore l’humain en tant qu’être penseur et fonder la morale sur le respect de la dignité humaine. Pour des raisons politico-religieuses, le discours religieux a construit une morale où l’humain n’a aucune place. Il est temps que cela change. Concernant l’idjtihad, qui signifie l’effort intellectuel, c’est un terme qu’il faut le manipuler avec beaucoup de précaution. Il a beaucoup été revendiqué par les réformistes sans que cela ne conduise à une réforme véritable de l’islam autrement dit celle qui le libère de l’emprise des anciens. La majorité des réformistes qui se disaient vouloir proposer du nouveau en islam rappelaient constamment les limites de l’idjtihad qu’ils revendiquaient. Autrement dit, les conditions que la pensée et la raison devaient respecter et les zones qui devaient rester à l’écart de cet idjtihad. Avec ces conditions, ils désignaient les versets qu’ils considèrent comme explicites et les règles immuables. Or, ce sont justement ceux-ci qui avaient besoin d’une réforme. C’est pour cela qu’il est nécessaire d’être plus précis concernant la question de la réforme, comment doit être cette réforme et comment procéder, c’est-à-dire quelle méthode suivre, comme je l’ai présenté plus haut. 

Razika Adnani a forgé plusieurs concepts dontla moralisation de la violence, qu’elle développe dans son ouvrage La nécessaire réconciliation (2017, Upblisher), et la réforme tournée vers l’avenir, expliquée dans son essai Islam : Quel problème ? Les défis de la réforme (2017, Upblisher). https://assets.poool.fr/paywall.html

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