Razika Adnani “La défaite des muatazilites”
Ce rationalisme muatazilite n’a pas été bien perçu par la majorité des musulmans des écoles juridiques et des différents courants de pensée. Pour les littéralistes, si prendre les idées produites par la pensée comme une autre connaissance nuit à la science révélée, se fier aux règles de la raison comme critères de vérité est encore plus dangereux pour la religion que la pensée elle-même.
Devant la menace que représentait pour eux la rationalité, certains finirent par tenir des propos moins virulents à l’égard de la pensée et concentrèrent leurs attaques sur la raison en affirmant qu’ils ne sont pas contre la pensée en tant que telle, mais contre une pensée qui croit davantage au principe de non contradiction qu’aux textes. Les controverses avec les muatazilites ont donc contraint les littéralistes à évoluer quand bien même leur doctrine épistémologique restera la même : si seule la connaissance révélée est recevable, la pensée n’est pas niée à condition qu’elle n’aille pas à l’encontre du sens apparent des textes, et que sa seule fonction soit la transmission du savoir révélé tel qu’il est et non celui qui s’exonère de la vérité divine construisant sa propre connaissance. Ainsi, si les littéralistes ont semblé faire une concession à la pensée, ils n’en ont fait aucune à la raison. Ils ont été catégoriques : la religion appartient au domaine du coeur.
Pendant environ cinq siècles, les querelles intellectuelles entre les différentes positions (car si deux écoles se distinguent, des divergences existent à l’intérieur de chacune d’elles) ont enrichi la pensée musulmane, enrichissement qui n’était que l’aboutissement d’une réflexion libre et le fruit de débats entre différents courants antagonistes ; chaque école a eu besoin de se défendre.
Si les participants n’étaient pas tous d’accord, tous avaient, en revanche, le droit de s’exprimer. C’est cette liberté intellectuelle qui a fait la richesse de cette période au cours de laquelle la pensée musulmane a développé ses idées les plus novatrices. À partir du IXe siècle, la situation commença à changer avec l’arrivée au pouvoir d’al-Moutawakkil (847-861) qui soutient les littéralistes, contrairement à el Mamoun (813-823) qui avait, quant à lui, pris position en faveur des muatazilites.
Ainsi, le courant opposé à l’intelligence a reçu un appui croissant de la part des musulmans. Les littéralistes se dressaient face à une pensée qu’ils accusaient de semer le doute tandis que les traditionalistes critiquaient les nouveaux musulmans, précisément ceux des grandes métropoles, à qui ils reprochaient de diluer le message divin dans d’anciennes traditions religieuses et culturelles ainsi que dans des courants philosophiques empruntés spécifiquement aux Grecs. Critiques qu’ils orientaient notamment envers les soufis. Ces accusations ont trouvé un écho très puissant auprès d’une population qui cherchait de plus en plus de réconfort dans le discours des traditionalistes et des littéralistes qui ont fini par cohabiter avec les soufis. Ce qui les a rapprochés est leurposition vis-à-vis de la pensée et de la raison. Les soufis, nous l’avons vu, n’étaient pas non plus favorables à la pensée en tant que source de connaissance et à la raison en tant que faculté rationnelle.
À la fin du XIIe siècle, les musulmans ont décidé d’en finir une bonne fois pour toutes avec la faculté de penser, l’intelligence et la rationalité. Ils ont tranché en faveur de la révélation. L’école qui s’était dressée contre la pensée créatrice et rationnelle avait gagné. Dès lors, la position des muatazilites a commencé à faiblir ; ayant perdu tout soutien politique, ils sont devenus très vulnérables face à leurs adversaires. Ils ont été accusés de semer le doute au sein de la population alors que la religion devait être une question de foi, c’est-à-dire une complète adhésion sans aucun questionnement ni aucune recherche d’arguments.
Ils ont aussi été accusés d’avoir fait appel à la raison dans le domaine de la religion, alors que la raison était, selon leurs détracteurs, une méthode destinée à la philosophie et non à la religion. Parce que la philosophie est étrangère à l‘islam, sa méthode, c’est-à-dire la raison, ne peut donc que l’être aussi. Leur argumentation reposait sur le fait que les premiers musulmans n’étaient pas des philosophes et qu’ils n’avaient pas eu besoin de spéculations philosophiques pour adhérer à la nouvelle religion. C’est par les sentiments qu’ils avaient approché le nouveau message et ainsi qu’ils l’avaient accueilli, c’est-à-dire avec le coeur ; la raison tout autant que la philosophie nuit à l’islam.
Avec la victoire des littéralistes, la théorie du Coran incréé a acquis le statut de vérité absolue, elle est devenue un dogme. De par leur décret sur la nature du Coran, les muatazilites, qui prônaient l’idée que le Coran était créé, ont été accusés de blasphème. Le terme muatazilite est alors devenu synonyme d’apostat. En résumé, il leur était reproché de provoquer « l’affaiblissement de la transcendance divine par la place excessive accordée au pouvoir humain »26.
Les littéralistes déclaraient que leur combat contre les muatazilites était un combat pour la défense de l’islam contre ses ennemis. Ces accusations ont reçu un écho très favorable dans les populations musulmanes plus accessibles au discours des traditionalistes qu’à celui des muatazilites et des philosophes : il n’y a que Dieu qui connaisse la vérité et il l’a révélée aux croyants ; celui qui aime le prophète imite sa tradition. Elles ont exprimé leur colère contre ceux qu’elles considéraient comme des apostats ou des mécréants voulant nuire à l’islam. L’échec des muatazilites à s’imposer a mis fin au courant rationaliste dans la pensée musulmane. Vers la fin du XIIe siècle, il disparaîtra totalement de cette dernière.
Cette défaite n’a cependant pas été le propre des muatazilites. C’est avant tout celle de la pensée en tant que faculté productrice d’idées et de la raison en tant que faculté permettant à cette pensée d’être cohérente dans son travail de réflexion. La philosophie a donc subi le même sort : en tant que discipline rationnelle, elle a disparu du paysage intellectuel musulman.
26. Cheikh Bouamrane, Le problème de la liberté humaine dans la pensée musulmane, Vrin, 1978, p. 339.
Razika Adnani, Islam : quel problème ? Les défis de la réforme, UPblicher, France, 2017, de la page 61 à la page 64. Le livre est également publié au Maroc chez Afrique Orient.