“Le frérisme tel que le définit Florence Bergeaud-Blackler est un concept ambigu comportant beaucoup de risques”



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Lettre ouverte à Monsieur Piolle

Depuis un an et la sortie de « Le frérisme et ses réseaux » (Odile Jacob), la chercheuse Florence Bergeaud-Blackler s’est imposée comme une référence sur la question des Frères musulmans. La philosophe et islamologue Razika Adnani pointe cependant les faiblesses de sa définition du frérisme. Marianne

Le terme frérisme, en arabe « ikhwaniya », désigne la doctrine de la Confrérie des Frères musulmans fondée en Égypte en 1928. Il s’impose sur la scène médiatique française depuis l’apparition de l’ouvrage de Florence Bergeaud-Blackler Le frérisme et ses réseaux.  Cependant, l’auteure affirme utiliser le terme frérisme dans un sens qui va au-delà de la Confrérie des Frères musulmans (p. 75, 77 et 90) en  précisant en même temps qu’il n’englobe pas tout l’islamisme, mais uniquement une forme particulière d’islamisme (p.331), ce qui nous oblige à nous interroger, notamment en cette période cruciale de lutte contre l’islamisme, sur le sens du frérisme dont elle parle, sur ce que ce terme désigne exactement et comment distinguer le frérisme des autres mouvements islamistes d’autant plus qu’on observe une tendance à l’utiliser à la place du terme islamisme pour dénoncer l’islamisme.

Le frérisme, un concept ambigu

En réalité, il est très difficile de savoir ce que l’auteure du  frérisme et ses réseaux veut dire par le terme frérisme vu les innombrables contradictions qui entourent les différentes tentatives de définition qu’elle donne. Dans l’ouvrage, il y a également beaucoup d’affirmations concernant notamment l’islam qui ne sont ni argumentées ni analysées et qui compliquent davantage la situation, comme par exemple le fait de présenter le wahhabisme comme un simple mouvement piétiste apolitique (p. 64, 75, 76, 229 et 232)et lorsqu’elle affirme que  la Confrérie des Frères musulmans est sunnite, acharite et « ne suit aucune école juridique particulière »( p.36) sans aucune explication qui permette une telle affirmation, c’est-à-dire que les Fréres musulmans ne suivent aucune école juridique.

Dans son ouvrage, Forence Bergeaud-Blackler explique que le frérisme est un mouvement islamiste spécifique à l’Occident, car c’est en Occident qu’il s’est déployé dans les années 1960 (p.77 et 90). Il s’agit selon elle d’« une synthèse des différentes branches revivalistes du monde musulman sunnite » (p. 77), ce qui nous laisse comprendre qu’il englobe toutes les branches revivalistes sunnites y compris celle des wahhabites. Ce n’est pas le cas, car elle atteste dans la même page que la synthèse s’est faite uniquement entre deux branches revivalistes, celle d’Al Banna qui est nationaliste (elle la présente à la page 37 comme oummatiste) et celle du Pakistanais Mawdudi qui est oummatiste. 

Florence Bergeaud-Blackler ajoute que cette synthèse s’est réalisée « sur les campus européens et américains » (p.78) et que les oummatistes de Mawdudi ont pris l’avantage sur les fréristes nationalistes égyptiens (p.78). À ce niveau, on s’interroge même s’il n’est pas plus logique d’appeler le mouvement qui est né de cette synthèse l’oummatisme au lieu du frérisme. Seulement, à la page 108, l’auteure affirme que c’est la Confrérie qui est la référence du mouvement frériste éjectant ainsi le mouvement Mawdudi comme référence du frérisme après l’avoir présenté comme celui qui avait pris l’avantage sur les Frères musulmans avant d’affirmer carrément, à la fin de l’ouvrage, que son livre décrit l’idéologie de ceux qui sont « proches des Frères musulmans, qu’ils soient membres ou non de la Confrérie des Frères musulmans »(p. 331).Florence Bergeaud-Blackler affirme-t-elle que son frérisme ne désigne finalement que la doctrine des Frères musulmans ?

Pour expliquer pourquoi elle considère que le frérisme est « une espèce particulière d’islamisme » (p.331) spécifique à l’Occident, Florence Bergeaud-Blackler dit,  dans un entretien accordé au magazine la Nef n° 358 Mai 2023, que cela est dû au fait qu’il se distingue de celui des pays musulmans « par ses moyens et son objectif »  Elle ajoute : « le frérisme veut instaurer la société islamique mondiale et mondialisée en contournant le politique et en utilisant l’économie mondiale, la culture…alors que les partis islamistes des pays musulmans veulent conquérir le pouvoir politique des États par les urnes ou la révolution ». « Son but (le frérisme) n’est pas la prise de pouvoir d’un État », lit-on à la page 32 de son ouvrage.

En réalité, tous ces critères que l’auteure donne ne permettent en aucun cas la distinction entre le frérisme et l’islamisme ni entre le frérisme s’activant en Occident et celui des pays musulmans. D’ailleurs à la question : à quoi reconnaître une personne sous l’influence frériste ? (p.336 et 337), l’auteure donne des critères qui sont en réalité ceux de tout musulman conservateur.

L’histoire du frérisme dans les pays musulmans montre que les Frères musulmans ont également mené leur combat en investissant les universités, les écoles, les médias et la culture. Le fait qu’en Occident le frérisme mène sa lutte dans ces domaines n’est pas une preuve qu’il est diffèrent ni ne signifie que son objectif n’est pas le pouvoir politique. Cependant, il est persuadé, comme c’est le cas dans les pays musulmans, que c’est le meilleur chemin pour arriver au politique et cela est encore plus valable dans les sociétés occidentales démocratisées où on peut arriver au pouvoir par les urnes.

 Le frérisme qui s’active en Occident croit aux mêmes idées principales et aux mêmes valeurs que celles de l’islamisme auquel il appartient : l’islam est la meilleure des religions, il doit s’imposer à toute l’humanité et la charia est la loi révélée qui doit administrer la vie sociale et politique des musulmans. Quant à la vision mondiale dont parle l’auteure du Frérisme et ses réseaux, elle n’est pas le caractère d’un frérisme qui serait spécifique à l’Occident. Elle est inscrite dans l’histoire de l’islam et de ses conquêtes et le Coran affirme que son message s’adresse à toute l’humanité : « Et nous ne t’avons envoyé qu’en miséricorde pour les univers » (v.107, s.21). Le caractère universaliste de l’islamisme est inscrit également dans la doctrine des Frères musulmans dès la création de la Confrérie comme l’affirme son fondateur Hassan al Banna (1906-1949) qui précise que l’objectif de son mouvement est de créer un « État islamique qui s’étend, de l’Est à l’Ouest de la terre ». 

Une autre définition du frérisme qui revient à plusieurs endroits dans Le frérisme et ses réseaux est celle qui le présente comme « un système d’action ». Une définition qui ne permet pas non plus de le distinguer comme un islamisme spécifique à l’Occident qui serait né dans les années 1960 comme le prétend l’auteure.  Dans toute son histoire depuis la période de Médine, l’islam ne s’est pas limité à être une foi, il a toujours été également une action.  L’islamisme et le frérisme qui s’activent en Occident ne sont que le prolongement de ceux qui existent dans les pays musulmans. En dehors du critère géographique, croire qu’il y a un islamisme ou un frérisme spécifique à l’Occident, dans son idéologie et ses objectifs, est une grande erreur. 

L’islam et l’islamisme, confusion totale

Dans son ouvrage ainsi que dans toutes ses interventions, l’auteure du frérisme et ses réseaux insiste sur le fait que l’islam n’est pas l’islamisme et par conséquent, il n’est pas le frérisme. « Disons- le d’emblée : assimiler l’islamisme, dont le frérisme est la composante internationaliste, à l’islam est une erreur ontologique et politique…L’islam est un langage, l’islamisme une des langues qui prétendent porter son message…Politiquement, la confusion est catastrophique », écrit-elle à la page 333.

L’auteure ne donne aucune preuve valable qui justifie ses affirmations. Elle ne définit ni le terme islam ni le terme islamisme. Elle n’explique pas ce qui lui a permis d’affirmer que l’islamisme prétend être l’islam mais ne l’est pas. Le terme « catastrophique » exprime un jugement personnel et non une preuve scientifique que l’islam n’est pas l’islamisme et vice versa et il en est de même pour l’image de « l’islam comme un langage ». 

Le problème c’est qu’à la page 27 l’auteure dit tout à fait le contraire.  Elle écrit, en s’appuyant sur les propos du philosophe Rémy Brague : « l’islam s’affirme comme une religion de loi et de jurisprudence ». Or, parce que toute organisation juridique est une organisation politique, cela revient à dire que l’islam est un islamisme c’est-à-dire un islam politique, le sens qu’on a donné à ce terme en France à partir des années 1970.

Le frérisme d’une forme d’islamisme à tout l’islamisme 

Dans Le frérisme et ses réseaux, lefrérisme est défini comme une « espèce particulière d’islamisme » (p.331). Il n’est donc pas tout l’islamisme, ce qui revient à dire qu’il y a un islamisme qui n’est pas du frérisme. Cependant, dans toutes ses interventions, l’auteure renvoie tout acte, toute parole et toute action liée à l’islamisme au frérisme. C’est le cas de son analyse du sondage de l’IFOP du 9 décembre 2023 dans laquelle elle a affirmé que : « Ce sont les résultats d’un demi-siècle d’endoctrinement frériste »( twitter, 8 et 10 décembre 2023). Comme si pour elle tout islamisme était frérisme, ce qui est une contradiction.

 Que des Français musulmans pensent que la charia est importante, cela s’explique par le fait que l’islam ne se dissocie pas de sa dimension juridique et donc politique. Plusieurs versets coraniques ont une portée juridique et les musulmans, comme je l’explique dans mon ouvrage Islam : quel problème ? Les défis de la réforme, ont tranché au sujet de la nature de l’islam vers le XIIe siècle. Pour eux, l’islam est une spiritualité et en même temps une organisation sociale. Les musulmans défendaient donc la charia comme une dimension indissociable de l’islambien avant la création du frérisme. De ce fait, logiquement, tout musulman défendant la charia comme règles d’organisation sociale et politique est un islamiste (c’est-à-dire ne conçoit pas l’islam sans sa dimension politique), mais n’est pas forcément un frériste. Que tout musulman soit frériste est possible à condition qu’on utilise le terme frérisme dans son sens coranique : « Les musulmans sont des frères » (v.10, s.49). Ce n’est pas le cas pour l’auteure du frérisme et ses réseaux pour qui le frérisme ne désigne qu’une forme d’islamisme. 

Les risques du frérisme de Florence Bergeaud-Blackler 

Le plus grand risque que représente le frérisme de Florence Bergeaud-Blackler est de le désigner comme celui, et le seul, qui pose problème. « Pourquoi généraliser ? Il s’agit de frérisme et de nulle autre idéologie », écrit-elle le 10 janvier 2024 sur twitter. `

Dans ce cas, logiquement la lutte sera orientée contre le frérisme, qui n’est qu’une forme d’islamisme et non pas contre l’islamisme, ce qui serait une déviation dangereuse dans le domaine de la lutte contre l’islamisme, car cela reviendrait à laisser l’islamisme continuer sa route tranquillement et à ne s’occuper que du frérisme.

Hier les intellectuels français, qui ont affirmé que le problème était uniquement l’islamisme en veillant à distinguer l’islam de l’islamisme, ont permis à l’islamisme de se renforcer dans les pays musulmans et de proliférer en Occident.  Le plus grand tort que l’école française a fait aux musulmans et à l’islam a été d’affirmer, pour des raisons de politiquement correct, que le problème était l’islamisme qui n’est pas l’islam. Cela a conforté les musulmans dans leur certitude qu’ils n’ont besoin de porter aucun regard critique sur leur religion. Comment peut-on faire en sorte que l’islam, change de l’intérieur, se réforme si on dit aux musulmans qu’ils n’ont rien à se reprocher, car le problème c’est seulement l’islamisme qui n’a rien à voir avec l’islam, alors que travail au sein de l’islam est la seule solution efficace contre l’islamisme, c’est-à-dire l’imbrication du religieux et du politique en islam ? Aujourd’hui on va plus loin en affirmant que le problème n’est ni l’islam ni l’islamisme mais seulement une forme d’islamisme qui est le frérisme.

Le Frérisme et ses réseaux dénonce l’entrisme islamiste qui est une réalité. Comme je l’ai dit, dans une tribune que j’ai publiée en avril 2023, les islamistes n’ont jamais caché leur intention d’islamiser l’Occident et plus exactement d’imposer leur version de l’islam au monde entier. Cependant, cela n’est pas une raison pour fermer les yeux sur les incohérences et les erreurs d’autant plus qu’elles risquent d’entraver lourdement la lutte contre la montée et la propagation de l’islamisme.

Razika Adnani

ِEn arabe : رزيقة عدناني

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