« Le Coran européen » sonne faux à l’oreille (Entretien de Razika Adnani accordé au Figaro)



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Propos recueillis Steve Tenré

ENTRETIEN – L’islamologue et philosophe franco-algérienne RazikaAdnani analyse auprès du Figaro les ressorts du «Coran européen», un projet présenté comme «scientifique» et financé à hauteur de 9,8millions d’euros par l’Union européenne. Le Figaro



1- Le Figaro – Pourquoi estimez-vous que ce «Coran européen» pose «d’énormes problèmes» ? Que reprochez-vous au projet?

Razika Adnani : « Le Coran européen » est un titre qui sonne faux à l’oreille. Il ne s’agit pourtant pas d’une erreur d’expression. L’idée de la création d’un Coran européen est mentionnée dans le texte de présentation du projet.  Les traductions, les interprétations et les adaptations européennes du Coran ne permettent en aucun cas de parler de « Coran européen » ou d’attribuer au Coran le qualificatif d’européen. ll s’agit seulement du Coran vu par les Européens. C’est assurément la raison pour laquelle l’exposition, dans le cadre de ce projet, qui a eu lieu en Tunisie a choisi comme titre « Le Coran vu d’ailleurs ». En effet, si en islam il y a plusieurs islams, il y a en revanche un seul Coran, tout comme il y a un seul Dieu et un seul prophète. Les trois éléments constituent le socle commun de tous les islams. Les différentes versions du Coran qui ont existé avant qu’Othman, le troisième calife, ne les détruise ne signifient pas qu’il y avait plusieurs Corans.

S’il faut attribuer au Coran une référence culturelle, sociale ou territoriale, elle doit être celle dans laquelle il est né, à laquelle il s’est adressé, dont il a parlé la langue et porté la culture. Le Coran est apparu dans une société arabe, révélé (ou inspiré) à un prophète arabe et s’est exprimé dans la langue arabe. Une arabité qui est rappelée dans plusieurs versets coraniques, tel le verset 2 de la sourate 12 : « Nous l’avons fait descendre un Coran arabe », même si les musulmans se contentent de l’appeler simplement le Coran. Parler d’un Coran européen est une falsification de l’histoire du Coran et de sa nature qui compliquera davantage sa compréhension par les générations européennes futures qui croiraient qu’il y a réellement un « Coran européen », c’est-à-dire un Coran spécifique à l’Europe. Rappelons que les traductions du Coran ne sont pas le Coran. Les traductions sont toujours des interprétations et le Coran ne fait pas exception à la règle. Les trois versets qui parlent une certaine façon de s’habiller pour la femme par exemple n’évoquent pas le terme « hidjab », voile, alors qu’on le retrouve dans des traductions françaises.

2- Le Figaro : Comment expliquer cette différence de sens entre les différentes traductions ?

Razika Adnani : Les traducteurs écrivent les textes coraniques selon leur compréhension et les positions théologiques pour lesquelles ils optent face aux problématiques qui se posent au sein du Coran. Cela explique pourquoi, ces problématiques sont très souvent totalement effacées dans les versions traduites du Coran. C’est une des causes importantes qui font que le lecteur du Coran, dans ses versions traduites, n’arrive pas à prendre conscience de ces problématiques très importantes qui se posent en islam, ni même à comprendre leurs origines.

Le Figaro : À vos yeux, la démarche menant à ce projet n’est donc pas innocente…

Razika Adnani :  – Ce sont les objectifs du « Coran européen », tels qu’ils sont précisés par ses responsables, qui permettent de déduire que je projet ne se limite pas à décrire d’une manière objective les textes concernant le Coran produits en Europe. Comme le précisent ses responsables, il veut également « remettre en question à la fois les perceptions traditionnelles du texte coranique et des idées bien établies sur les identités religieuses et culturelles européennes ». L’idée de remise en question sous-entend qu’il y a une erreur que le projet veut corriger. Quant à la nature de ce changement, ses responsables affirment que leur : « projet repose sur la conviction que le Coran a joué un rôle important dans la formation de la diversité et de l’identité religieuses européennes médiévales et modernes et continue de le faire ».

Cependant, une conviction n’est pas une preuve de vérité et la recherche scientifique ne doit pas être orientée par la conviction. Elle doit même commencer par la destruction des convictions pour construire la connaissance sur l’observation et l’expérience. Ensuite, pourquoi parler de remise en question alors que la réalité de l’Europe, dans le sud-est où une partie importante de la population est musulmane depuis le XVIe siècle, montre qu’elle reconnaît l’islam comme religion et ne nie pas le fait qu’il est une composante de son identité religieuse et culturelle. À moins que le changement que veulent les responsables du « Coran européen » ne concerne que l’Europe de l’ouest qui est de culture traditionnellement chrétienne.

3- Le Figaro : Certaines parties de l’Espagne étaient effectivement sous domination musulmane au Moyen-Âge. Ce fait ne démontre-t-il pas que l’islam a eu une grande influence historique et culturelle sur l’Europe ?

Razika Adnani : Certes, l’islam s’est implanté en Europe de l’ouest en Andalousie au VIIIe siècle et en Sicile au Xe siècle. Cependant, il n’était européen que sur le plan géographique, car il n’était pas dans sa majorité l’islam des autochtones, mais celui des Berbères et des Arabes, les souverains notamment, qui étaient partis vivre, avec leur islam construit dans leur pays d’origine, sur ces terres occupées par les musulmans. Contrairement à l’islam des Balkans ou celui de l’Asie centrale, où ce sont les populations locales qui se sont converties à l’islam et qui ont construit leur islam spécifique. Ces islams spécifiques sont aujourd’hui en voie de disparition sous l’effet, depuis la révolution des moyens de communication et la découverte du pétrole, de l’internationalisation des doctrines des wahhabites et des Frères musulmans.

Après la Reconquista en 1492, les musulmans de l’Europe de l’ouest ont fini par partir et avec eux l’islam. L’Espagne et la Sicile ont repris leurs traditions et leur culture chrétiennes. Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait, à partir de cette date et jusqu’au XXe siècle, pas du tout de musulmans dans cette partie de l’Europe ni d’études du Coran par les intellectuels.

Ces éléments ne sont pas des preuves suffisantes pour affirmer que le Coran a joué un rôle important et qu’il est une composante de l’identité religieuse européenne médiévale et moderne comme l’affirment les responsables du « Coran européen ». S’interroger sur le sujet n’est pas interdit dans le domaine de la recherche scientifique. Cependant, la science et les principes de l’esprit scientifique n’admettent pas qu’on impose la conviction ou les idées de certains avec des millions d’Euros alors que les idées doivent s’imposer par la pertinence de leurs arguments et leur capacité à convaincre.

Rappelons que les cultures et les civilisations s’influencent les unes les autres et le monde musulman et l’Europe sont tellement proches géographiquement qu’il est impossible de nier ces influences. Rappelons également que les musulmans ont eux aussi été influencés par la culture et la civilisation occidentales. Averroès, qui a influencé Thomas d’Aquin a été lui aussi influencé par Aristote et Platon et le Coran lui-même porte en lui la Genèse, qui est le premier livre de la Bible, et une partie des Évangiles et a pris position au sujet des grandes problématiques posées par la théologie chrétienne.

4- Le Figaro : Certains intellectuels estiment que derrière ce projet se cachent l’influence et l’entrisme des Frères musulmans. Le pensez-vous ?

Dans mon ouvrage « Sortir de l’islamisme », j’évoque cette tendance islamophile chez des intellectuels européens, que je fais remonter au XVIe siècle, à vouloir changer l’image que les Européens ont de l’islam dans l’objectif de la rendre plus positive et de réconforter les musulmans au sujet de leur religion, ce qui n’est d’ailleurs pas dans l’intérêt de l’islam ni des musulmans. Le « Coran européen » s’inscrit dans cette même tendance qui existait bien avant l’apparition de la Confrérie des Frères musulmans. C’est un phénomène qui n’est donc pas dû aux Frères musulmans même si ces derniers en profitent pour mener à bien leur combat. Brandir les Frères musulmans, à chaque fois qu’un problème qui concerne l’islam ou les musulmans est soulevé, est une explication facile qui empêche d’explorer d’autres pistes de recherche et de compréhension.

Le Figaro : Vous voulez dire le « Coran européen » pourrait participer à l’« expansion de l’islamisme» ?  Pour quelles raisons ?

Razika Adnani : Le projet du « Coran européen » en lui-même n’est pas mauvais. Mettre en lumière les textes concernant le Coran produits en Europe du Moyen-Âge jusqu’au début de l’époque moderne est certainement très important pour les chercheurs dans le domaine de l’islam. Je parle de ses objectifs tels qu’ils sont annoncés par ses responsables qui révèlent qu’il s’inscrit dans la même tendance et le même désir de beaucoup intellectuels européens de réconforter les musulmans au sujet de l’islam. C’est un paternalisme qui n’est pas dans l’intérêt de l’islam ni des musulmans.

Il s’agit d’ailleurs d’un projet qui rappelle le concept d’islamisme tel qu’il a été forgé, au début des années 1980, par des anthropologues, sociologues et politologues français. Ils ont décidé qu’il signifiait islam politique en lui attribuant deux caractéristiques : il s’agissait d’un mouvement contemporain et il n’aurait aucun lien avec l’islam. Ces deux caractères posent problème de crédibilité scientifique, car ils ont été conçus sans aucune prise en compte de l’histoire de l’islam, de la pensée musulmane et l’histoire politique des musulmans. Par ailleurs, ils placent tous les problèmes qui se posent en islam et dans les sociétés musulmanes dans l’islamisme qu’ils veulent distinct de l’islam. Autrement dit, ils les placent en dehors de l’islam et mettent de ce fait l’islam à l’abri de tout regard critique.

Ces universitaires ont pensé eux aussi le faire dans l’intérêt des musulmans. Or, en réalité, ils ont infantilisé les musulmans en les présentant comme des gens qui sont incapables de tout regard critique sur leur religion. Par ailleurs, leur concept se dresse comme un rempart contre tout changement de l’islam donc contre sa réforme. Il suffit de regarder ce qui se passe en Afghanistan, en Syrie et en Lybie pour réaliser que cette réforme est aujourd’hui plus que nécessaire. Je rappelle que quand les chrétiens et les juifs regardent leur religion avec un esprit critique ou appellent à la réformer, les musulmans ne leur disent pas : « Ne le faites pas, car votre religion est magnifique comme elle est ». En effet, l’analyse des objectifs du projet du « Coran européen » montre qu’il participe, tout comme le concept de « l’islamisme » qui est l’islam politique, mais qui n’aurait rien à voir avec l’islam, à la consolidation du conservatisme et l’islamisme est un conservatisme, en Occident et dans le monde musulman.

Le Figaro : Ce «Coran européen» risque donc de créer l’exact inverse de ce qu’il est supposé faire, selon vous.

Razika Adnani : Je ne sais pas ce que vous voulez dire par « ce qu’il est supposé faire ». Cependant, concernant les objectifs de ce projet, tels qu’ils sont précisés par ses responsables, il risque de les réaliser notamment grâce à d’argent qui le subventionne. Encore une fois, la mise en lumière des textes qui concernent l’étude du Coran en Europe ne dérange pas bien au contraire. C’est un travail historique que je serai même contente de pouvoir consulter.

Ce qui dérange dans ce projet, ce sont ses objectifs qui consistent à réconforter les musulmans dans leur religion et qui risquent d’ajouter un rempart aux autres qui existent déjà à toute approche critique des musulmans de leur religion.

Or aujourd’hui le monde musulman, dans lequel le discours religieux n’est plus capable de répondre à ses questionnements et de résoudre les problèmes qui le secouent, exprime un besoin de changement qui ne peut se faire sans un travail au sein de l’islam. Cela fait plusieurs années maintenant que j’appelle à une réforme de l’islam, celle qui crée du nouveau et non celle qui regarde vers le passé. C’est la raison pour laquelle je m’oppose à tout ce qui entrave la prise de conscience des musulmans quant aux problèmes que pose leur religion dans les sociétés actuelles. Cette prise de conscience est nécessaire pour cette réforme qui n’est pas impossible comme on l’entend souvent, ce que je démontre dans mon ouvrage « Sortir de l’islamisme ».

 
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