La masculinisation de la langue arabe, un phénomène inquiétant



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Publié par Le Soir d’Algérie

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Sur leur profil facebook, les députées algériennes affichent toutes le terme « naib » qui signifie député comme titre de leur fonction au lieu de « naiba » c’est-à-dire députée.  Certaines lors de la dernière campagne électorale ont également préféré le terme « moutarachih », candidat, au lieu de « moutarachiha », candidate. Ce phénomène linguistique ne peut qu’attirer l’attention et susciter la curiosité : quelles sont les raisons de la masculinisation de ces titres de fonction étant donné que le dictionnaire de la langue arabe propose la version féminine et masculine des titres de toutes les fonctions ?

Il ne s’agit pas d’un défaut dans la langue arabe

Les sociétés qui utilisent la langue arabe comme moyen d’expression sont indiscutablement parmi les plus machistes. Cependant, la langue arabe présente un tout autre aspect où la domination masculine y est moins visible, en comparaison notamment avec le français. Ainsi, pour désigner l’être humain, la langue arabe possède un mot neutre « Inssan ,» dont le pluriel est  « nas » qui n’est ni une femme ni un homme contrairement au français où l’on utilise le terme homme pour désigner les hommes et les femmes même si certains préfèrent aujourd’hui le terme « humain » qui est plus neutre.

Dans la langue arabe, tout comme dans la langue française, les règles de la grammaire veulent que les termes sont soit féminins soit masculins. Cependant, contrairement à la langue française où beaucoup de titres de fonctions ne sont proposés que dans la forme masculine, ce qui pose problème, dans la langue arabe en revanche toutes les fonctions ont leur version masculine et leur version féminine. Ainsi, pour le terme médecin, on dit « tabib » quand il s’agit d’un homme et «tabiba » quand il s’agit d’une femme. Pour le terme ingénieur, on dit « mouhandis » pour un homme et « mouhandissa » pour une femme et pour le terme soldat, on dit « djoundi » pour un homme et « djoundia » pour une femme. Cela s’explique assurément par la souplesse grammaticale de la langue arabe où il suffit d’ajouter un « a » à la fin du terme pour obtenir le féminin ou de le supprimer pour obtenir le masculin[1] et par la place qu’occupait la femme dans les sociétés arabes, c’est-à-dire de la péninsule arabique, antéislamique, comme l’indiquent les biographies de Khadidja, la première épouse du prophète, et de Hind Bint Outba, la femme d’Abou Soufiane et la mère du premier calife de la dynastie omeyade. Rappelons qu’avant l’islam les Arabes vénéraient des déesses. Au temple de la Kaaba, il y avait Manat, l’Allat et al-Uzza qui étaient associées aux concepts de fertilité, de maternité, du destin et de capacité à renouveler la vie. La féminité était donc non seulement présente dans la société et dans la culture de ces peuples mais aussi vénérée, ce qui s’est certainement reflété dans la langue.

Avant l’islam les Arabes vénéraient des déesses. Au temple de la Kaaba, il y avait Manat, l’Allat et al-Uzza qui étaient associées aux concepts de fertilité, de maternité, du destin et de capacité à renouveler la vie. La féminité était donc non seulement présente dans la société et dans la culture de ces peuples mais aussi vénérée, ce qui s’est certainement reflété dans la langue.

Une volonté de modifier la langue arabe

Ce phénomène de masculinisation des titres de fonction n’est donc pas dû à un défaut dans la langue arabe, mais à une volonté d’intervenir dans cette langue pour la changer, la modifier en la débarrassant de certains termes qui rappellent la féminité, ce qui interpelle mais surtout inquiète. Ce sont donc des femmes qui se lancent en politique qui masculinisent le titre de leur fonction. Des femmes qui pensent sans doute que c’est plus élégant et plus noble, en tant que femmes, d’avoir des titres de fonction masculins.

Des femmes, qui n’arrivent pas à se libérer de l’idée reçue selon laquelle la politique est le domaine des hommes ou qui cherchent tout simplement à plaire à une société conservatrice, veulent se débarrasser de leur féminité en s’appropriant une masculinité même symbolique alors qu’en réalité même les plus grands conservateurs ne leur auraient jamais reproché d’utiliser correctement la langue arabe.

Masculinisation de la langue et conservatisme religieux

Sur les 32 députées qui siègent à l’Assemblée Nationale Algérienne 26 sont voilées, c’est-à-dire se couvrent soigneusement la tête bien qu’aucun verset coranique ne dise que la femme doit couvrir sa chevelure ni son visage comme l’exige les talibans des Afghanes. Cependant, le voile est l’emblème d’une pratique conservatrice de la religion. Or, tout conservatisme religieux est un patriarcat. Le Père de l’Église Saint Paul, qui a exigé que les femmes se couvrent la tête, ne l’a pas caché. « Ce n’est pas l’homme qui a été tiré de la femme, mais la femme de l’homme. Et l’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme. Voilà pourquoi la femme doit porter sur la tête la marque de sa dépendance”, écrit-il dans son Épître aux Corinthiens. Pour Saint Paul, l’homme ale monopole du rapport direct avec Dieu. Voilà pourquoi, pour lui, la femme doit également se couvrir la tête pour marquer une distance entre elle et Dieu. L’influence de Saint Paul sur les commentateurs du Coran est incontestable. Tous ont affirmé que la dissimulation de la chevelure de la femme est une recommandation coranique alors qu’aucun des versets évoquant une certaine façon de s’habiller pour la femme ne cite la chevelure ni la tête.

Des femmes gardiennes du patriarcat

Des femmes gardiennes du patriarcat et protectrices du système de la hiérarchisation sociale sont une réalité de la société algérienne qui est ancrée dans son histoire comme le montrent beaucoup de travaux tel que l’ouvrage Des mères contre les femmes de Camille Lacoste-Dujardin. Cependant, logiquement autant les femmes sont instruites et occupent des postes de responsabilités autant elles se libèrent socialement et moralement de la domination masculine. Or, on assiste à une situation contraire. Des femmes qui sont universitaires et qui ont un statut social considérable (représentantes du peuple) modifient la langue arabe pour que la domination masculine se manifeste au sein de la langue en plus du fait qu’elle est présente dans toutes les sphères de la société.

Il est très important de souligner que ce phénomène qui concerne toutes les députées algériennes n’est observé ni chez les Marocaines ni chez les Égyptiennes ou encore chez les Tunisiennes ou très rarement. En revanche, il est largement répandu parmi les Irakiennes et les Jordaniennes. Certaines oscillent entre « naib » et « naiba ». Tantôt elles optent pour le premier et tantôt pour le second, comme l’Irakiènne Nahid el-Daini.  Ainsi, on a créé un problème de langue, une confusion que la langue arabe n’avait pas, mais aussi de femmes avec elles-mêmes.

Violence symbolique exercée sur la langue arabe

En Algérie, les conservateurs ont toujours fait de la langue française leur cible sous prétexte de défendre la langue arabe, langue du Coran. Bien que défendre l’une ne nécessite pas de s’attaquer à l’autre. Or, avec cette masculinisation, on ne peut s’empêcher de faire le lien avec la langue française où certains titres masculins sont utilisés pour les femmes. S’agit-il d’une imitation d’ordre pragmatique ?  Cependant, les termes « députée » et « candidate » existent en français et la langue française est aujourd’hui à la recherche de formes féminines des titres des fonctions existant déjà dans le passé ou qu’il faut inventer. La langue arabe ne peut pas non plus imiter la langue anglaise où beaucoup de termes sont neutres, c’est-à-dire ni masculins ni féminins. Sa spécificité veut que supprimer le « a » à la fin des termes féminins ne donnera pas des termes neutres, mais des termes masculins, ce qui pose problème car on prive la langue arabe d’une partie de ses mots. Tout en soulignant que le risque que ce glissement linguistique touche, pour les mêmes raisons, d’autres titres de fonctions est important.

Priver une langue d’une partie de ses mots, c’est l’amputer d’une partie d’elle-même, ce qui est une grande violence symbolique qu’on exerce contre elle, c’est l’appauvrir et par la même rétrécir le champ de la pensée qui l’utilise car autant une langue est riche autant elle ouvre des espaces de réflexion et par la même facile l’expression. Masculiniser la langue arabe, pour la présenter comme misogyne là où elle ne l’est pas est une maltraitance à son égard. Ce phénomène aura des conséquences très négatives sur la langue arabe, sur la place de la femme et sa représentation au sein de la société, mais aussi sur l’homme. Faire croire aux hommes qu’ils sont naturellement supérieurs ne leur fait du bien ni socialement, ni culturellement, ni humainement.

Masculiniser la langue arabe, pour la présenter comme misogyne là où elle ne l’est pas est une maltraitance à son égard. Ce phénomène aura des conséquences très négatives sur la langue arabe, sur la place de la femme et sa représentation au sein de la société, mais aussi sur l’homme.

 

Razika Adnani


[1] En arabe, on ajoute ou on supprime la voyelle « a », qui est uniquement prononcée, suivie de la consone « t », qui est uniquement transcrite.

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4 Commentaire(s)

  1. Souid dit :

    En Algérie, ils centrent leurs
    Priorités sur la “masculinisation” de l’arabe, de l’arabisation de l’enseignement, de l’envoilement des députées, pendant ce temps là, la pauvreté fait ravages, les jeunes traversent la méditerranée en chaloupes, au risque de leur vie…

  2. Hlaoua dit :

    intéressant et bien remarqué.

  3. MATI D. dit :

    La femme est l’avenir de l’homme, chantait le poète.

  4. Eliane Viennot dit :

    Merci de cette analyse passionnante, qui montre que les masculinistes algériens copient les masculinistes français! Mais pourquoi son autrice est-elle présentée avec un titre masculin, “écrivain”? Cela va à l’inverse du propos soutenu: le mot “écrivaine” est répertorié depuis le 13e siècle en France, et il n’a jamais été oublié – seulement condamné par les idéologues sexistes, et abandonné par la plupart des femmes, comme les députées décrites dans l’article.

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