Voile, salafisme, littéralisme, charia, réforme de l’islam: entretien avec la philosophe et islamologue Razika Adnani
Entretien sur Oumma avec la philosophe et islamologue Razika Adnani.
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Femme de convictions, c’est en faisant pleinement usage de son esprit critique et montre d’une grande rigueur intellectuelle, que la philosophe et islamologue Razika Adnani livre sur Oumma le fruit de sa réflexion sur la religion musulmane, son sujet de prédilection, et sur les épineuses questions qui lui sont intrinsèquement liées : le port du voile, le salafisme, la Charia, la réforme de l’islam. Autant de questions brûlantes qui, en Orient comme en Occident, font l’objet de débats passionnels. Dans cet entretien qu’elle a accordé à notre site, à la fois étayé, constructif et clarifiant des thématiques et des enjeux de société qui peuvent paraître complexes ou abscons, cette spécialiste des textes religieux et de l’histoire de la pensée musulmane fait appel à la raison pour non seulement comprendre les défis qui se posent à l’islam en ce XXIe siècle tumultueux, mais aussi pour donner des clefs qui permettraient de les relever.Razika Adnani est l’auteure de plusieurs ouvrages, parmi lesquels nous vous recommandons particulièrement la lecture de « Pour ne pas céder, textes et pensées » et « Islam: quel problème ? Les défis de la réforme » (Editions UPblisher ). Oumma
Oumma : Question 1-Vous mettez, dans votre livre, en évidence les failles et contradictions de la pensée islamique littéraliste. Une pensée qui, faut-il le rappeler, s’avère être la plus répandue parmi les populations musulmanes et constitue le fondement même du courant fondamentaliste salafiste. Quelles sont les principales failles et contradictions qui, selon vous, fragilisent cette pensée?
Razika Adnani : Dans mon travail sur la pensée musulmane, je me suis posée la question suivante : quelle est la question qui se trouve au fondement de toutes les autres questions ? Je suis arrivée à la conclusion, après l’analyse des questions les plus importantes, que la question principale de la pensée musulmane sur laquelle se fondent toutes les autres questions concerne la pensée humaine et la place qu’elle doit avoir face à la pensée divine.
C’est donc une question qui est d’ordre épistémologique. Elle a divisé les musulmans, dès la mort du prophète, entre ceux qui voulaient que la pensée ait une place comme source de connaissance juridique, exégétique et théologique et ceux qui pensaient que la connaissance ne pouvait être que révélée. Ces derniers refusaient que la pensée humaine soit une source de connaissance.
Le littéralisme appartient à ce dernier courant. Il est connu dans la langue arabe par le terme : Naql qui signifie prendre et transférer. Prendre le sens du texte, tel qu’il apparaît à travers les mots, et le transférer dans le commentaire. Le littéralisme est donc une méthode qui concerne l’interprétation des textes coraniques. Il constitue une assise épistémologique pour presque toutes les écoles qui se sont opposées à la contribution de la pensée dans l’élaboration du sens des textes. Il se veut une méthode consistant à expliquer tafsir et non à interpréter taâwil les textes coraniques.
Selon ses adeptes, dans l’interprétation le commentateur donne libre cours à son imagination, ce qui modifie le sens du texte. En revanche, dans l’explication, l’exégète se contente d’expliquer, tafsir, de prendre le sens tel qu’il est inscrit dans les textes. Ses adeptes affirment que le sens est donné et non construit par la pensée humaine, et le prendre tel qu’il est donné, sans l’introduction de la subjectivité du commentaire, permet d’avoir un commentaire objectif et équivalent au texte original, autrement dit qui préserve la pureté du texte sacré.
Un discours très séduisant pour toute personne croyante qui veut accéder au vrai sens du texte coranique sans que la pensée ne vienne l’altérer. Cependant, croire que la pensée peut se contenter de prendre le sens du texte original, et le transférer tel qu’il est dans le commentaire, est une illusion. La pensée n’est pas un appareil photographique qui se contente de photographier le sens du texte, et la pratique herméneutique ou l’acte d’interpréter est un processus intellectuel qui se réalise entre les deux acteurs que sont le lecteur et le texte. Aucune interprétation ne peut donc exister sans l’intervention de la pensée qui est une faculté intellectuelle et morale, à laquelle participe plusieurs facultés cognitives, telles que l’imagination, la mémoire, l’intelligence. Ainsi, la subjectivité du lecteur est partie prenante dans le sens et l’objectivité absolue que cherchent les littéralistes n’existe pas.
En plus de cette illusion épistémologique, le littéralisme commet plusieurs contradictions. En considérant le commentaire comme équivalent au sens du texte, il contredit le principe de l’unicité. Car cela revient à dire que le savoir humain reflète exactement celui du divin et que l’être l’humain détient la vérité divine absolue et sacrée. Or, en islam, qui est un monothéisme, Dieu ne partage ses qualificatifs, son savoir et sa perfection, avec aucune de ses créatures. En se contentant du sens apparent, l’interprétation littéraliste commet également beaucoup de contradictions. Ainsi, au sujet de la même religion et d’un même livre, ils donnent des sens qui s’opposent totalement d’un verset à un autre.
Les salafistes, qui considèrent que les salafs détiennent la vérité divine et absolue, commettent la même contradiction avec le principe de l’unicité. Les salafs ne sont ni des Dieu ni ne reçoivent la révélation.
Ces deux théories, le littéralisme et le salafisme, ont causé beaucoup de mal aux musulmans. Elles sont la cause directe de la défaite de la pensée, la raison et l’intelligence dans le monde musulman qui ont conduit au déclin de sa civilisation. Aujourd’hui encore, la grande majorité des musulmans, y compris chez les jeunes, n’utilisent pas leurs facultés intellectuelles dès lors qu’il s’agit de leur religion. Ils se contentent de répéter ce qu’on leur dit sans jamais le remettre en question, ce qui se répercute négativement sur leur religion, mais aussi sur tous les domaines de leur vie intellectuelle, sociale et politique.
Question 2-Vous affirmez que, à l’ère du XXIème siècle, la charia pose problème non seulement en Occident, où elle représente une question d’autant plus épineuse que le vocable même et son sens profond sont galvaudés, mais aussi dans les pays à majorité musulmane. Pour quelles raisons cette dimension normative de l’islam soulève-t-elle autant d’interrogations, voire de controverses dans ces deux mondes distincts ?
Razika Adnani – À l’origine, le terme charia signifiait la religion musulmane. Puis, il a signifié le système de normes, inscrit dans des versets coraniques, qui organisait l’ensemble de la vie des musulmans : la pratique du culte dans sa dimension spirituelle et l’organisation sociale. Aujourd’hui, il est de plus en plus utilisé pour désigner toutes les règles sociales et politiques de l’islam, sans distinction entre celles qui sont inscrites dans les textes coraniques et celles qui en sont déduites appelées jadis fiqh. C’est le premier problème que pose la charia aujourd’hui.
Il y a aussi le fait que les musulmans considèrent que l’application des règles juridiques et sociales de la charia est le chemin incontournable qui mène à Dieu. Ainsi, alors que l’islam est une religion et doit être une spiritualité, il est plus représenté par sa dimension juridique que par sa dimension spirituelle, ce qui altère sa nature.
Considérer les règles de la charia comme l’émanation de la volonté divine inscrite dans le Coran, la parole de Dieu, comme nous l’entendons chez presque tous les musulmans, est une autre erreur qui pose un grand problème théologique. Car même si certaines règles existent dans le Coran, c’est l’être humain qui les a extraites des textes et leur a donné l’aspect qu’elles ont. À moins que l’être humain partage avec Dieu son savoir et accède à son monde. L’autre problème théologique est le fait que ses règles sont inégalitaires. La charia réserve aux femmes une place inférieure. Dieu serait-il injuste ? L’injustice est une imperfection et Dieu est l’être parfait.
Les musulmans veulent que les règles de la charia soient valables en tout temps et en tout lieu. Cela pose un grand problème dans nos sociétés actuelles, étant donné que ce sont des règles ayant administré la société arabique du VIIe siècle et surtout qu’elles ne sont pas en accord avec les valeurs actuelles sociales, politiques et morales de l’humanité et, en premier lieu, l’égalité que je viens de citer.
La deuxième valeur de la modernité que la charia ne reconnaît pas et qui pose problème aujourd’hui est celle de la liberté sur laquelle se fonde le système démocratique et les droits humains. Le refus de la liberté de penser est un problème majeur dans les sociétés musulmanes, car il constitue un obstacle à leur évolution économique, sociale mais surtout intellectuelle et scientifique.
Imposer les règles de la charia aux sociétés d’aujourd’hui implique de nier l’histoire et des siècles de l’évolution humaine. Les lois qui administrent les sociétés doivent prendre en considération deux éléments, celui du temps et celui du lieu, pour ne pas être injustes, pour ne pas étouffer l’individu et la société. Comme nous l’avons vu avec la constitution algérienne, qui a supprimé la liberté de conscience et les droits de l’homme du chapitre des libertés pour être conforme à la charia.
En Occident, le problème que pose la charia se fait davantage sentir, car ces sociétés ont leur propre système social et politique. La charia non seulement s’oppose aux valeurs de ces sociétés, mais veut s’imposer comme un autre système juridique et politique, alors qu’aucun pays ne tolère deux systèmes politiques et juridiques, sauf à se séparer en deux.
En France, le problème se pose davantage car la République est laïque, alors que la majorité des musulmans considère que les règles de la charia sont plus importantes que les lois de la République. Parce que l’islam se pratique davantage dans la sphère publique, cela met à l’épreuve la République et menace la laïcité.
Question 3- Y a-t-il une solution pour les musulmans qui pensent que la charia est indissociable de l’islam ?
Razika Adnani– Tout dépend du sens qu’on donne au terme charia. Selon l’étymologie, charia vient du mot arabe chari’, qui désigne à l’origine une source d’eau. Il a ensuite été utilisé pour désigner la voie ou le chemin qui mène à la source. Pour les premiers musulmans, la charia est synonyme de religion comme chemin qui mène à Dieu, en tant que source de la vie ou de l’univers.
Ainsi, ce chemin qui mène à Dieu ne réside pas forcément dans l’application des règles juridiques, ces lois juridiques mènent au pouvoir et non à Dieu. La méditation spirituelle est également un chemin qui mène à Dieu donc une charia. L’amour de l’autre et le respect de la dignité humaine à travers laquelle un croyant respecte l’œuvre de Dieu, doit être le chemin qui mène à Dieu, c’est-à-dire la charia. Il est important que les musulmans revoient leur conception du terme charia. Pour cela, il faut qu’ils se libèrent du salafisme et du littéralisme.
Quant à l’idée des règles de l’islam valables en tout temps et en tout lieu, elle n’est possible que sous condition que les musulmans fassent un grand travail de réforme de leur religion pour que ces règles ne concernent que les principes moraux généraux, tels que la justice, l’égalité, la dignité, l’amour, le respect et la compassion. Ces principes doivent être des lignes de conduite des croyants. Quant aux lois qui administrent la société et organisent l’État, elles doivent être issues de la raison et non de la religion. La voie qui mène à Dieu peut être la méditation, elle peut être la prière ou même juste dans le fait de faire du bien à l’autre. Le chemin qui mène à Dieu peut être multiple. Aujourd’hui, le terme de plus en plus le charia désigne un corpus législatif, c’est-à-dire un système juridique.
Vous notez des contradictions dans la justification du port du voile, que nombre de musulmans considèrent comme une obligation absolue et martèlent comme une vérité indiscutable. Qu’est-ce qui vous permet de conclure que la nécessité pour la femme musulmane de se couvrir les cheveux est contredite par les versets coraniques ?
Pour beaucoup de musulmans, le port du voile s’impose comme un devoir religieux incontournable et beaucoup de musulmans le considèrent comme la preuve de l’appartenance de la femme à la religion musulmane. Or, d’une part, sur le plan théologique, le voile n’est ni un principe fondateur de l’islam, ni un principe de la pratique de l’islam. Les principes fondateurs de l’islam sont la foi en l’existence d’un Dieu unique, la prophétie de Mohamed et la sacralité du Coran. Les principes de la pratique de l’islam sont la chahada, la prière, l’aumône, le hadj (pèlerinage à La Mecque) et le jeûne.
D’autre part, considérer le port du voile comme une recommandation coranique contredit le texte coranique. Les trois versets recommandant pour la femme une manière de s’habiller n’évoquent pas sa chevelure. Ainsi le foulard, la pièce principale du voile sans laquelle la femme ne peut être considérée comme voilée, n’apparaît pas dans le Coran. Il faut rappeler également qu’il ne suffit pas qu’une règle soit édictée dans le Coran pour qu’elle devienne obligatoire. Les musulmans ne pratiquent pas toutes les recommandations coraniques.
Pour justifier cette pratique, les adeptes du voile prétendent que l’homme est incapable de maîtriser ses instincts sexuels devant la vue du corps de la femme. De ce fait, la seule manière pour la femme de se protéger contre les agressions sexuelles est de dissimuler son corps sous un voile. Cette justification présente l’homme comme une matière sans âme, un corps sans esprit ou encore un animal guidé uniquement par ses instincts. Ainsi, elle le déresponsabilise et le déshumanise, ce qui pose un grand problème moral et social, comme je l’explique dans mon ouvrage La nécessaire réconciliation.
Sur le plan religieux, cette justification du voile, telle qu’elle est présentée, se contredit avec la nature de la religion. Certes, la religion ne nie pas le corps, mais elle appartient au domaine de la spiritualité et non à celui de la matière, d’une part, et, d’autre part, toute la philosophie de la religion est fondée sur la maîtrise de soi. Prenons comme exemple le jeûne, les trois religions monothéistes l’ont instauré comme une pratique qui permet à la pensée de contrôler et de dominer le corps et ses besoins. Si l’être humain était incapable de maîtriser ses instincts, le jeûne serait impossible.
Le verset 32 de la sourate 33 « el ahzab, les coalisés » est dans en ce sens intéressant. Il décrit l’homme, qui ne se comporte pas décemment devant les femmes, comme celui qui a « une maladie dans le cœur ». Cela nous permet de déduire que cette attitude indécente n’est pas celle d’un homme normal, mais d’un malade. Ainsi, et selon ce verset, généraliser un tel comportement en affirmant que l’homme, autrement dit tous les hommes, est incapable de maîtriser ses instincts n’est pas cohérent avec le message de ce verset coranique.
Enfin, le voile est une pratique discriminatoire à l’égard de la femme et toute discrimination est une injustice. La question se pose : comment Dieu, l’être parfait, peut-il être injuste ? Étant donné que toute injustice est une imperfection qui va à l’encontre de la nature divine, le port du voile contredit l’idée de Dieu comme un être juste et parfait.
Concernant la question de la réforme et de la responsabilité, pourquoi, d’après vous, incombe-t-il aux musulmans, et plus encore en va-t-il de leur devoir, de connaître les raisons profondes qui ont conduit à l’innommable : commettre des actes de terrorisme au nom de leur religion ?
La violence au nom de l’islam est en effet un fléau qui nuit à l’islam, aux musulmans et aux non-musulmans. En France, la théorie sociologique a essayé d’expliquer le fondamentalisme et le terrorisme par des facteurs socioéconomiques, en affirmant que ces actes n’avaient rien à voir avec l’islam. En limitant son champ de recherche à la France et en se s’intéressant qu’aux problèmes socioéconomiques, cette théorie n’a pas compris le phénomène du terrorisme islamique et n’a pas su présenter des modalités de lutte efficaces.
Pour comprendre la violence au nom de l’islam, il est indispensable de reconnaître la responsabilité de l’islam, autrement dit des textes coraniques et celle des théories et des concepts qui entourent ces textes. C’est ainsi seulement, qu’on pourra envisager une lutte efficace contre ce fléau.
Vous vous montrez particulièrement critique envers les réformistes. Pourquoi dites-vous qu’ils empêchent, voire bloquent, toute réforme de l’islam ?
Oui, je me suis intéressée très tôt à la question de la réforme de l’islam et j’ai tenté de comprendre pourquoi elle n’a pas pu se faire, alors que la pensée musulmane a connu un courant de réformisme, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, qui voulait réformer l’islam pour le rendre plus compatible avec la civilisation moderne.
Ce mouvement a échoué pour plusieurs raisons. Certaines ne dépendent pas de lui, elles sont liées à des décisions politiques et à la culture des sociétés musulmanes imprégnées de conservatisme, et d’autres en dépendent. Car les réformistes appelaient par exemple à l’idjtihad, qui est un travail intellectuel, mais rappelaient constamment les zones qui devaient rester à l’écart de cet idjtihad. Sous l’emprise de l’ancienne théologie, ils ont exclu les versets et les questions qui posaient problème, donc celles qui avaient besoin de réforme. Les plus réformistes se sont contentés de la réinterprétation de certains textes, à la recherche d’autres lois plus adaptées à la société nouvelle. Or, la réinterprétation à elle seule ne peut engendrer la réforme dont l’islam a besoin.
Les réformistes étaient incapables de se libérer de l’épistémologie salafiste. Ainsi, ils cherchaient tous à prouver que leur démarche n’était pas une innovation, mais une redécouverte de la vraie sagesse et du vrai savoir des anciens. C’était le discours que tenait Mohamed Abdou, considéré comme le père de la Nahda. Il a été suivi en cela par presque tous les réformistes, quelle que soit la nature de la réforme qu’ils revendiquaient, et cela continue aujourd’hui. Ce salafisme moderne, car il prétend défendre des valeurs modernes, est tout aussi néfaste pour la réforme de l’islam que le salafisme traditionaliste.
Ces réformistes n’ont également pas pu se libérer des anciennes théories, concepts et principes dominant la pensée musulmane depuis la fin du XIIe siècle, alors qu’ils ne sont pas faveur de la pensée et de l’intelligence. Parmi ces théories, il y a le littéralisme, la théorie du Coran incréé, le salafisme, le dévoilement et la théorie des saints dans le soufisme.
Quant aux principes, deux se sont particulièrement distingués : celui qui dit que « la religion est une question de cœur et non de raison », et l’autre qui dit que « toute innovation est un égarement ». La réforme de l’islam doit donc concerner les textes, mais aussi la théologie musulmane, car c’est elle qui détermine la relation que les musulmans entretiennent avec les textes.
Très peu, comme Amine El Khûli (1895-1966), Khalafallah (1916-1991) et Taha Hussein (1889-1973), ont été au-delà en voulant questionner le statut du texte et en faire un sujet de réflexion. Ils avaient l’objectif de fonder un nouveau rapport au texte et une nouvelle théologie. C’est ce travail qu’on peut qualifier de réforme, mais la pensée de ces réformistes intellectuels n’a pas pu s’imposer, car ils étaient très peu nombreux et la riposte des conservateurs à leur égard a été très rude.
Ainsi, ce qui doit fondamentalement changer, c’est la conception de la réforme elle-même, autrement dit son sens, son objectif, mais aussi son champ. Il faut qu’elle soit une réforme qui interroge l’islam en profondeur et qu’elle ose penser l’impensable, selon l’expression de Mohamed Arkoun. Le mouvement islahiste, pour qui la réforme se limite à corriger ce qui a été abîmé en islam afin de lui redonner son éclat d’antan, n’a pas pu réformer l’islam. C’est pour cela que je précise qu’il s’agit d’une réforme qui doit être orientée vers l’avenir. Pour qu’elle soit une « véritable réforme », elle doit être une rupture radicale avec une manière héritée du passé de comprendre, de concevoir et de pratiquer l’islam pour construire, à partir des mêmes textes, un nouvel islam adapté aux droits humains et aux exigences de l’époque actuelle, pour plus de paix, d’égalité et de dignité humaine.
Une réforme qui doit interroger l’islam en profondeur. Rappelons que la réforme de la gestion du culte musulman que veut l’État français n’est pas une réforme de l’islam, comme certains la présentent. Il ne peut y avoir de réforme de l’islam que si on interroge l’islam en tant que religion, ce qui ne se fera pas en France, indépendamment des autres pays musulmans. C’est une erreur de croire pouvoir créer un islam spécifique à la France qui serait républicain et moderne, alors que dans les autres pays, il resterait traditionnel et archaïque. C’est la raison pour laquelle cette réforme doit être une réforme de l’islam tout court et non une réforme de l’islam de France.
Vous estimez qu’il est grand temps de redonner ses lettres de noblesse à la pensée musulmane, alors même qu’une méfiance craintive continue d’être entretenue contre la raison. Comment expliquez-vous cette défiance envers l’esprit critique ?
Toutes ces théories et ces concepts que je viens de citer, et qui appartiennent à la théologie musulmane, ont comme objectif d’empêcher la pensée créatrice et rationnelle de s’exprimer. Ils sont tous fondés sur une représentation négative de la pensée et de la raison, présentées comme un danger pour la religion. Voilà pourquoi la réforme de l’islam doit commencer par la réhabilitation de cette pensée créatrice et rationnelle. C’est la condition nécessaire pour se libérer de cette théologie et pour que cette réforme se concrétise.
Tout le sous-développement des sociétés musulmanes vient également de cette représentation négative de la pensée rationnelle et créatrice.
Cela fait plus d’un siècle et demi que l’on entend parler d’une réforme de l’islam, sans que rien n’advienne, au point qu’elle en devienne une véritable chimère. Que faudrait-il, selon vous, réformer en priorité et qui aurait la légitimité et l’autorité pour y parvenir ?
Comme je viens de le dire, c’est une réforme qui doit reformer en priorité l’image de la pensée rationnelle et créatrice dans la pensée des musulmans. Pendant des siècles, cette pensée a été désignée comme un ennemi de la révélation. Le principe « toute innovation est un égarement » et celui qui dit que « la religion est une question de cœur et non de raison » ainsi que les théories littéraliste, salafiste et soufie ont comme objectif de bloquer la raison, de ne pas lui permettre de s’exprimer. Et il est évident que cette pensée ne pourra accomplir sa fonction, c’est-à-dire la réflexion qui est la condition de ce travail de réforme, sans la réhabilitation de cette pensée.
Cela permettra aux musulmans d’évoluer sur le plan religieux, mais aussi sur le plan social et politique, car c’est la pensée qui est la source de ce travail de réforme dans tous les domaines. Il est donc important que cette pensée soit réhabilitée, en tant que faculté créatrice et rationnelle.
Quant à la légitimité de l’autorité qui peut faire ce travail, je dirais qu’il est important avant tout que la réforme de l’islam soit faite par les musulmans, ensuite je dirais par des islamologues. Un islamologue est une personne qui aborde l’islam comme un sujet de réflexion, en tant que scientifique, autrement dit avec objectivité, d’une part, et, d’autre part, en se débarrassant de ses idées reçues quand il veut l’étudier.
Dans votre dernier livre « Pour ne pas céder, textes et pensées », vous abordez les questions de l’identité, de la relation à l’autre et de la violence. Pour certains musulmans, l’islam est devenu une identité refuge, pour d’autres, une loi ou une spiritualité. Qu’est-ce l’islam réellement ?
Tout à l’heure, j’ai dit que la question fondamentale de la pensée musulmane était celle de la pensée, la seconde concernant la conception de l’islam, autrement dit sa définition et par conséquent celle du musulman : qu’est-ce que l’islam ? Qu’est-ce qu’être musulman ? Cela consiste-t-il seulement à avoir la foi ou avoir la foi et observer également les règles sociales recommandées par les textes ? C’est une question qui a eu, à son tour, beaucoup d’influence sur l’histoire de l’islam et celle des musulmans, hier et aujourd’hui encore, c’est à elle que revient une partie de ce que l’islam est devenu aujourd’hui.
Cette question a été suscitée par le fait que l’islam est, d’une part, une religion, et toute religion est, par nature, une spiritualité, et, d’autre part, plusieurs versets définissent les règles morales et sociales à suivre. Très tôt dans l’histoire de l’islam, certains musulmans ont revendiqué un islam spirituel qui s’occupait du lien avec Dieu, et non un système juridique, ce qui a donné naissance au soufisme. Cependant, c’est la position des juristes qui considérait que l’islam était indissociable de sa dimension juridique qui a fini par s’imposer, et le soufisme lui-même a fini par reconnaître la dimension juridique de l’islam.
Cette conception de l’islam, en plus de celle de la pensée, est la cause de tous les problèmes qui se posent aujourd’hui au sein de l’islam, et que rencontrent les musulmans dans les sociétés actuelles. Elle pose beaucoup de problèmes aux non-musulmans également, car les musulmans non seulement ne vivent pas seuls dans ce monde, mais vivent de plus en plus en contact avec l’autre.
Voilà pourquoi, la réforme de l’islam ne peut pas se passer d’une séparation de l’islam et de la politique, elle doit être l’objectif premier de cette réforme. Il est important, afin que l’islam ne soit plus une politique, mais une religion qui s’occupe de la spiritualité et non une politique. Le plus grand tort qu’on puisse faire à une religion, c’est de la transformer en politique.
Propos recueillis par la rédaction Oumma