Arabe à l’école, expositions sur l’islam : les graves ambiguïtés du rapport sur les Frères musulmans


Le Figaro : Qu’avez-vous pensé du rapport choc sur les Frères musulmans ? Jugez-vous pertinent de se concentrer sur la lutte contre les Frères musulmans pour chercher à endiguer l’islamisme en France ?
Razika Adnani : Pour moi, c’est une grande erreur de se concentrer sur un groupe politico-religieux particulier, celui des Frères musulmans qui ne représentent qu’une partie de l’islamisme et non tout l’islamisme, comme je l’ai expliqué dans mon ouvrage « Sortir de l’islamisme », et comme je l’ai dit à la commission d’enquête sur les Frères musulmans lors de mon audition. Lutter contre une partie d’un problème ne mettra pas fin au problème. C’est une question de logique que la réalité des pays musulmans qui luttent contre un groupe politico-religieux, et notamment les Frères musulmans, confirme.
Limiter le problème de l’islamisme (ou de l’islam politique, le sens qu’on a donné à ce terme au XXe siècle)aux Frères musulmans est une erreur qui s’explique par le fait qu’en France on a affirmé que l’islam politique était né au XXe siècle. Beaucoup pensent même qu’il est apparu avec la création de la Confrérie des Frères musulmans, ce qui est historiquement et théologiquement faux. Désigner, dans le domaine de la lutte contre l’islamisme, uniquement les Frères musulmans comporte également de grands risques dont celui de prendre les islamistes qui se présenteront comme étant contre les Frères musulmans pour de gentils piétistes apolitiques, ce qu’est déjà le cas. Par ailleurs, que fera l’État si les Frères musulmans, sans rien changer de leur idéologie et en adaptant leur modalité d’action, disent qu’ils ne sont plus Frères musulmans et qu’ils se mettent même à critiquer la Confrérie ?
En désignant dans sa lutte contre l’islam politique un groupe particulier, la France a rejoint en réalité les pays musulmans qui luttent contre des groupes politico-religieux particuliers et non contre l’islam politique lui-même et cela a été le cas dès les premiers califes. Quant à la raison, ils pratiquent eux-mêmes un islam qui est en même temps une religion et une politique. L’islam, en tout cas l’islam officiel celui qui est revendiqué par les autorités religieuses et politiques, n’a pas fait sa réforme qui le séparerait de sa dimension politique. Le fait que la France, dans sa lutte contre l’islamisme, désigne les Frères musulmans, c’est-à-dire un groupe particulier, est pour moi une reconnaissance de sa part de son échec face à l’islam politique.
Je voudrais souligner l’ambiguïté avec laquelle le rapport utilise le terme « islamisme ». S’il l’utilise dans le sens qu’on lui a attribué au XXe siècle, c’est-à-dire comme un « islam politique », l’expression d’» islamisme politique » qui revient souvent, y compris dans le titre du rapport, est une redondance. S’il l’utilise dans le sens qu’on lui a donné au XVIIIe siècle, c’est-à-dire comme un équivalent du terme « islam », pourquoi parle-t-il à plusieurs reprises, en dénonçant les Frères musulmans, d’« islamisme » seulement ?
Le Figaro : Pensez-vous que la lutte contre l’islam politique et les Frères musulmans passe nécessairement par le développement d’une « islamologie contemporaine », comme le souhaitent les rapporteurs ? Cela ne risque-t-il pas d’islamiser un peu plus le pays, et donc d’accomplir le projet des Frères musulmans ?
Razika Adnani : Il faudrait qu’on se mette d’accord sur ce que signifie « l’islam politique ». L’islam politique est un islam qui fait de la politique. Or, l’islam porte en lui une dimension qui concerne l’organisation de la société, autrement dit une dimension politique, qui remonte à la période prophétique et précisément celle de Médine ( 622- 632). Elle a été consolidée par les califes et les religieux après la mort du prophète. Voilà pourquoi la fin de l’islam politiquen’arrivera que si l’islam se sépare de sa dimension politique. Il s’agit là encore d’une question de logique. Cette séparation passera nécessairement par un travail au sein de l’islam, comme je le dis dans mon ouvrage « Sortir de l’islamisme ». Maintenant qu’un État décide de lutter contre une forme d’islamisme ou un groupe islamiste, c’est son droit. Cependant, il ne peut pas prétendre qu’il lutte contre l’islamisme en tant que tel et qu’il va mettre fin à l’islam politique.
C’est la raison pour laquelle j’appelle depuis des années maintenant à réformer l’islam, réforme évidemment orientée vers l’avenir et non tournée vers le passé. Cette réforme ne concerne pas seulement l’islam en France ou de France, mais l’islam tout court, c’est-à-dire l’islam en tant que religion, comme je l’ai dit lors de mon audition par la commission d’enquête sur les Frères musulmans. Quand je parle de la nécessité de réformer l’islam, je pense également à l’Afghanistan, à l’Iran, à la Syrie, à la Lybie, à l’Irak et à d’autres pays qui sont menacés par l’islamisme le plus extrémiste et le plus totalitaire et notamment aux femmes qui vivent dans ces pays.
Quant à l’« islamologie contemporaine », il faut savoir que l’islamologie est elle-même une discipline contemporaine. Ce qualificatif de contemporaine n’est donc pas nécessaire. En France, des instituts d’islamologie existent déjà. La question qui se pose ne concerne pas la discipline, mais le contenu des programmes. Tout dépend donc de ce qu’on enseigne dans ces instituts dits d’« islamologie ».
Le Figaro : Cette « islamologie contemporaine », que les rapporteurs veulent « moins idéologisée et plus ancrée sur des savoirs objectivés », ne risque-t-elle pas de paraître comme une réécriture du Coran, et de pousser certains musulmans à se radicaliser ?
Razika Adnani : L’islamologie qui signifie l’étude scientifique de l’islam ne doit pas seulement être moins idéologisée. Elle ne doit pas du tout être idéologisée. L’islamologie est une science. Si elle est respectée en tant que telle, elle a comme objectif uniquement la vérité avec pour condition l’objectivité.
Dans le domaine de la recherche scientifique, qui interroge le Coran comme un texte littéraire et historique ainsi que l’histoire de l’islam, des études intéressantes existent déjà. Me concernant, le travail que je mène au sein de l’islam fait partie de cette islamologie, car il aborde les textes et l’histoire de l’islam avec le maximum d’objectivité et de rationalité possibles. Je veux dire que j’interroge les éléments que j’ai devant moi et que j’écoute ce qu’ils ont à dire. Mon respect des principes de l’esprit scientifique m’interdit de leur faire dire ce qu’ils ne disent pas.
C’est un travail qui ne remet pas en cause le principe selon lequel le Coran est un livre sacré de Dieu qui fait partie des trois principes fondateurs de l’islam. Remettre en cause la sacralité du Coran, c’est remettre en cause l’existence de l’islam comme religion. Dans ce cas, parler de réformer l’islam n’aurait aucun sens. Il s’agit donc d’un travail autour et au sein du Coran, comme je l’explique dans mon ouvrage « Sortir de l’islamisme », et non d’un travail qui réécrit le Coran.
Le Figaro : À la fin du document de 76 pages, les rapporteurs dressent une série de recommandations pour lutter contre l’islam politique. Ils appellent dans un premier temps à investir « le champ culturel et symbolique », avec la tenue d’expositions sur l’islam, par exemple. Est-ce bien utile ?
Razika Adnani : C’est en effet une recommandation qui est très étonnante, d’une part, et, d’autre part, ne repose sur aucune étude scientifique. Étonnante, car le rapport est présenté comme celui qui dénonce l’entrisme islamiste et les dangers des Frères musulmans qui veulent occuper l’espace public, ce qui revient à occuper l’espace politique. Cependant, il propose comme solution davantage de religion musulmane dans l’espace public. C’est une recommandation qui ne répond pas aux inquiétudes des Français non-musulmans et de beaucoup de musulmans qui ne veulent pas que l’islam s’impose autant dans l’espace public.
C’est une recommandation qui ne repose sur aucune étude de l’histoire de l’islam ni de la pensée musulmane. Cette histoire montre que l’islam politique ainsi que le traditionalisme ( ou le salafisme) et le littéralisme sont des mouvements et des positions qui sont nés dans l’histoire de l’ islam et dans la pensée musulmane lors des premiers siècles de l’islam en s’appuyant sur des théories et des concepts théologiques qui ont été conçus par les musulmans également lors des premiers siècles de l’islam. S’ils existent encore aujourd’hui, c’est parce que cette théologie continue de les nourrir. Je développe ce point dans mon livre « Islam : Quel problème ? ». Les défis de la réforme. Je ne vois donc pas comment davantage d’islam dans le champ culturel et symbolique y mettrait fin sans un travail au sein de l’islam comme je l’ai dit tout à heure.
- Le Figaro : Ils préconisent aussi de développer l’apprentissage de l’arabe dans les établissements scolaires, estimant que « rien ne justifie de déléguer aux pays d’origine l’apprentissage de l’arabe ou du turc ». Jugez-vous cela essentiel pour lutter contre l’islamisme ?
Razika Adnani : Non. Pour moi, c’est une recommandation qui concerne l’apprentissage de la langue arabe et non la lutte contre l’islamisme ou le radicalisme, qui doit passer plutôt par un enseignement qui développe l’esprit critique chez l’élève, sans aucune distinction entre celui qui est issu de famille musulmane et un autre. C’est également en cessant de mettre constamment l’islam à l’abri de tout esprit critique et en libérant la pensée créatrice et rationnelle des obstacles épistémologiques et psychologiques qui la bloquent quand il s’agit de l’islam, et cela ne concerne pas uniquement les musulmans, qu’on pourra contrer l’islamisme et le radicalisme. Ce sont des conditions nécessaires pour le travail au sein de l’islam qui conduira à sa réforme comme je l’explique dans mon dernier ouvrage « Sortir de l’islamisme ».
Si l’apprentissage de la langue arabe est nécessaire dans certains domaines de recherche et de travail, prétendre qu’il est un moyen pour contrer l’islamisme ou lutter contre le radicalisme islamique est démentie par la réalité. L’exemple des pays du sud de la Méditerranée que l’arabisation n’a pas protégés du fondamentalisme et du conservatisme islamiques en est une preuve. Ouvrir davantage de classes d’arabe n’empêchera pas non plus les parents d’envoyer leurs enfants à la mosquée, comme le pensent certains. Les parents envoient leurs enfants à la mosquée pour apprendre l’islam, même s’ils apprennent également l’arabe, qui est intimement lié à l’islam.
Je rappelle que lJe rappelle que le rapport préconise davantage d’apprentissage de la langue arabe à l’école pour les enfants de familles musulmanes, non pas comme une langue comme les autres, mais comme remède contre la montée de l’islamisme et pour contrer le radicalisme. Cela revient à dire que cet apprentissage ne sera pas un choix, comme les autres langues et pour les autres enfants, mais une obligation. Il sera imposé par l’État aux enfants dont les parents sont musulmans et dans les établissements à grande densité musulmane. En revanche, il sera proposé aux autres élèves et dans les autres établissements qui, logiquement, ne sont pas concernés par le problème d’islamisme comme un choix parmi d’autres, ce qui signifie traiter les enfants de familles musulmanes différemment à cause de la religion de leurs parents.
Quelles conséquences sur ces enfants qui n’auraient pas le droit de choisir la langue qu’ils voudraient apprendre et qui comprendraient qu’on leur impose cette langue comme remède à leur éventuelle radicalisation ? Si la langue est le premier facteur d’intégration, la société leur reprochera-t-elle demain de ne pas bien maîtriser le français comme les autres Français et de ce fait de ne pas être assez intégrés ? Que fera-t-on des parents qui refusent que leurs enfants apprennent l’arabe à l’école comme c’est déjà le cas, des parents qui préfèrent que leurs enfants apprennent le français à l’école, notamment quand ils parlent l’arabe à la maison ? Seront-ils accusés d’exposer leurs enfants à l’influence l’islamiste et le frérisme ? Je pense que ce sont des questions qui méritent d’être posées.
Le développement de l’apprentissage de la langue arabe comme solution contre l’islamisme est l’une des propositions du rapport de l’Institut Montaigne, qui remonte à 2018. Le fait que le rapport sur les Frères musulmans reprenne cette proposition montre que les recherches sur les Frères musulmans en France ne proposent pas de solution, mais se contentent plutôt de décrire leur idéologie et d’en souligner le danger. Cela confirme qu’en dehors d’un travail au sein de l’islam, on ne peut y avoir réellement de solution.