Razika Adnani “Trois menaces pèsent sur le mouvement citoyen”



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Entretien de Razika Adnani accordé au journal l’Expression.


L’Expression : Après ces impressionnantes mobilisations populaires en Algérie, qu’en est-il de votre regard sur les événements?


Razika Adnani :
 Ce qui se passe en Algérie est tout simplement fabuleux, splendide et admirable. Pendant plusieurs années, ce peuple a été sous-estimé. On a dit qu’il avait peur, qu’il ne pourrait jamais se soulever, qu’il était violent, qu’il était faible et qu’on le tenait. Aujourd’hui, il donne au monde entier un exemple de civisme et de maturité politique. Les Algériens investissent les rues pour exprimer leur ras-le-bol d’un système qui ne respecte pas la Constitution et n’écoute pas leurs revendications avec le même mot d’ordre: la révolution doit être pacifique, le changement doit se faire sans violence, mais aussi sans référence à la religion. Ce sont les deux critères importants de ce mouvement populaire et solidaire qui partout parle le même langage. Les Algériens ne veulent pas de violence et veillent à ce que leur révolution soit un succès pour la démocratie et non une opportunité donnée aux islamistes.

N’est-ce pas que le mouvement de la rue algérienne a brisé le spectre de la traumatisante décennie noire, brandi par le pouvoir toujours contre le peuple?


RA : La révolution de paix menée par le peuple algérien est la réponse à un pouvoir qui les a toujours menacés avec le spectre de la décennie noire, qui a depuis plusieurs années utilisé le traumatisme de la guerre civile et les expériences malheureuses d’autres peuples pour les tenir et les asservir. En réalité, à force de leur répéter ces souvenirs douloureux et de les menacer de voir ces années de braises revenir s’ils se révoltaient, le pouvoir a contribué à cette maturité politique extraordinaire dont font preuve les Algériens aujourd’hui et avec laquelle ils s’expriment et l’interpellent. Ils ont fini par se dire: «D’accord, si c’est cela le problème, on fera une révolution pacifique, on ne touchera pas à une seule pierre, on ne cassera aucune vitrine et on n’insultera aucun policier.» C’est ce qu’ils ont fait, c’est ce qui a donné à ce soulèvement toute sa splendeur et sa grandeur et a rempli le coeur des Algériens de fierté. Le moyen que le pouvoir a utilisé pour tenir le peuple s’est finalement retourné contre lui; le caractère pacifique de ses revendications a empêché le pouvoir de recourir à son arme redoutable «la violence légitime» de l’État. Parce que la violence qui a endeuillé l’Algérie ainsi que beaucoup d’autres pays est liée à L’islamisme, les Algériens ont décidé de faire une révolution politique séparée de la religion. Ils ont fini par prendre conscience qu’aucune révolution, pour la démocratie et l’État de droit, ne serait possible si la religion se mêlait à leurs revendications politiques et sociales. Ils ne rejettent pas l’islam, mais ils refusent qu’il soit un critère de leur mouvement. Cette analyse serait pourtant incomplète sans évoquer l’émergence d’une classe sociale moyenne qui a permis aux Algériens ces dernières années de beaucoup voyager. Cette ouverture sur le monde qui s’est faite également par Internet a contribué considérablement à leur donner des idées très précises de ce qu’ils voulaient faire de leur pays: un pays moderne. Ce désir qui aujourd’hui porte leur mouvement extraordinaire.

Cette « révolution de paix» comme vous dites n’est-elle pas vulnérable et menacée par la suite des évènements?


RA :  Quelles que soient la beauté de ce mouvement citoyen et sa maturité, tant que ses objectifs ne sont pas atteints, il demeure fragile. C’est la raison pour laquelle les Algériens doivent faire encore preuve d’une très grande vigilance. Ils doivent en effet faire face à trois menaces: la première est que cette révolution extraordinaire se divise, que des clans se forment, s’opposent et conduisent l’Algérie vers la violence. Le pire serait que le pays sombre dans la guerre civile, le plus grand des maux selon Pascal. Cela pourrait être provoqué par l’entêtement du pouvoir à ne pas céder poussant le mouvement à prendre une mauvaise décision qui épuiserait le peuple et le rendrait nerveux, deux états psychologiques propices aux réactions violentes. C’est ce que beaucoup ont craint lorsqu’il y a eu l’appel à la grève générale. L’idée d’une grève générale, si c’est un moyen pour faire pression sur le pouvoir, doit se limiter aux administrations et aux secteurs de l’État afin que cela ne se retourne pas contre le peuple et par conséquent contre le mouvement citoyen. La deuxième menace c’est que le pouvoir en refusant de céder devant la pression populaire, aggrave la crise politique et entraîne l’effondrement de l’État plongeant le pays dans le désordre. La troisième menace réside dans le risque que la révolution soit détournée de ses objectifs et débouche sur une situation qui n’est pas celle pour laquelle le peuple s’est soulevé. C’est la raison pour laquelle il est important de s’interroger sur l’intérêt d’une «conférence nationale» imposée par le pouvoir en ce moment alors que l’Algérie est fragilisée. Elle fera émerger inévitablement d’autres sujets très sensibles qui pourraient diviser les Algériens et les éloigneraient de leurs revendications essentielles : changer le système, élire démocratiquement leur président et fonder un État de droit. Cela serait une bonne occasion pour ceux qui veulent jouer sur cette corde de prétendre encore une fois que les Algériens ne sont pas prêts pour une transition démocratique. Il est important de reporter «la conférence nationale » et de ne l’aborder qu’après les élections, autrement dit après avoir élu un président qui pourra mener à bien les réformes profondes de l’Algérie. OEuvrer par étape et consolider avant tout la base de l’édifice constituent certainement la meilleure manière de conduire le mouvement vers un réel et solide changement. Face à ces trois menaces, le plus grand risque est de voir le démon islamiste se réveiller et par conséquent revenir à la violence ; l’islamisme ne connaît pas un autre langage. Ce serait un échec de la révolution et un avortement du rêve algérien.

Quels sont justement les mécanismes permettant de contrer toutes ces menaces qui pèsent sur le mouvement ?


RA : Pour la réussite de leur mouvement, les Algériens doivent continuer à être au summum de la maturité politique comme ils l’ont été jusqu’à présent. Pour cela, quelles que soient les circonstances et les entraves, quatre principes doivent conduire leurs actions et guider leurs pas. Premier principe: ils doivent continuer à faire de leur mouvement une révolution de paix. Cela ne doit pas seulement être un mot d’ordre. Deuxième principe: ils ne doivent jamais oublier que leur révolution est une révolution pour la démocratie et l’État de droit. Quelles que soient les difficultés, cela doit être l’objectif vers lequel ils tendent. Troisième principe: ils ne doivent en aucun cas mêler politique et religion. La religion ne règle pas les problèmes de la politique, elle lui en rajoute. Quatrième principe: ils doivent faire du respect de la loi une règle absolue. Seul le respect de la loi et cela dans tous les domaines protégera l’Algérie des grandes secousses sociales, économiques et culturelles. La crise algérienne n’est pas uniquement une crise politique, elle est avant tout une grande crise morale dans l’exercice du pouvoir. Quand la morale est en crise, la vigilance doit être de taille.

C’est connu, dans toutes les révolutions arabes, les islamistes ont à chaque fois ramassé la mise. Ce risque existe-t-il en Algérie ?


RA : Tout d’abord, il ne s’agit pas d’une révolution arabe, mais d’une révolution algérienne. Elle appartient à tous les Algériens, quelle que soit la langue qu’ils parlent et quelles que soient leurs convictions religieuses. C’est un mouvement citoyen algérien et laïc, c’est ce qui fait sa spécificité et sa beauté, car il faut le souligner, c’est un beau mouvement qui a rendu l’Algérie tellement belle. Ensuite, il faut rappeler que c’est la première fois, dans l’histoire du monde musulman, qu’une protestation populaire exprime des revendications uniquement politiques, c’est-à-dire totalement séparées de la religion. Il y a donc une volonté du peuple algérien de ne pas mêler politique et religion. L’Algérie vient de mettre en place les premiers jalons d’une société où la politique est séparée de la religion. Il faut exploiter cette opportunité pour construire cette Algérie nouvelle dont le peuple a besoin. Évidemment, on ne peut pas exclure que les islamistes veuillent récupérer ce mouvement. Cependant, comme je l’ai dit plus haut, la violence qui a endeuillé l’Algérie et d’autres pays musulmans était liée à l’islamisme, ce que les Algériens n’oublieront pas. Il y a un autre élément important, les Algériens aujourd’hui se sont réconciliés avec le concept de la modernité. Ils ont évacué l’image négative de la modernité que le discours salafiste traditionaliste leur a inculqué avec la complicité de l’école et de beaucoup d’intellectuels. Ils sont conscients que les islamistes ne reconnaissent pas les concepts de modernité, de laïcité et de démocratie, car ils sont fondés sur l’égalité, la justice et la liberté. Or, ce sont justement les concepts que ce mouvement citoyen revendique. Les Algériens veulent en finir avec l’injustice, l’oppression et les inégalités. Ils aspirent à une nouvelle société. Il est donc difficile pour les islamistes de les convaincre de se mettre de leur côté et de récupérer ainsi leur révolution.

Comment voyez-vous le rôle de la mouvance islamiste ? Va-t-elle s’agripper au modèle turc ? Le risque de la résurgence de l’aile radicale est-il probable ?


RA : La mouvance islamiste n’est pas une fatalité. Les Algériens sont en très grande majorité des musulmans, mais ne sont pas forcément pour un islam politique. C’est en tout cas ce que nous révèlent les manifestations d’aujourd’hui. Pas un seul slogan faisant référence à la religion, pas une seule pancarte évoquant l’islam. Les choses peuvent changer évidemment une fois que la victoire est là, mais c’est le rôle de tous les citoyens démocrates et laïcs d’assumer leur responsabilité pour que cela n’arrive pas.
Les Algériens n’ont pas besoin du modèle turc pour construire l’Algérie nouvelle dont ils rêvent. Ils sont en train de faire leur propre révolution. Chaque pays construit son avenir selon les éléments que lui fournissent son histoire et sa réalité. Cependant, si le pouvoir ne cède pas, les choses peuvent se compliquer. Aujourd’hui nous sommes dans une situation de crise politique majeure.
Si cette crise entraîne l’effondrement de l’État et par conséquent le désordre politique, économique, social et cultuel, tout est possible. Le désordre est un terrain propice à toutes les dérives. Voilà pourquoi il est très important d’encadrer ce mouvement citoyen extraordinaire avec des principes qui seront des règles de conduite pour tous, quels que soient nos points de vue et nos différences.

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