Conférence de Razika Adnani : “Le beau ou l’exigence pratique ?”

Si le beau, comme le définit Kant, est ce qui procure un plaisir désintéressé autrement dit qu’une chose n’est belle que si la satisfaction qu’elle provoque est libre de tout intérêt, la recherche du beau serait-elle, dans ce cas, une perte de temps ? N’est-il pas plus judicieux et plus intéressant de se préoccuper de ce qui est utile et rend la vie plus commode ?
Cependant, l’utile peut-il se dissocier de toute dimension esthétique ? Peut-on réellement se satisfaire de l’aspect pratique des choses ? Les besoins de la vie s’opposent-ils à toute quête du beau ? Que serait la vie si seule l’exigence pratique motivait nos actes ?

À la question qu’est-ce que le beau que Platon pose dans Hippias majeur, la réponse la plus retenue de la Grèce antique à nos jours, est celle qui affirme que le beau est ce qui plaît, suscite l’admiration et attire le regard. « Quand un objet a tendance à donner du plaisir à qui le possède, il est toujours regardé comme beau », affirme le philosophe anglais David Hume (1711-1776), soulignant explicitement le lien étroit entre le beau et le plaisir. 

Cette définition du beau soulève plusieurs questions. En premier lieu celle des critères qui font qu’un objet plaît, permettant de le juger beau. Ensuite, celle du plaisir lui-même qui peut être suscité non pas par le sentiment esthétique mais par l’intérêt. De ce fait, il ne suffit pas qu’un objet plaise pour qu’il soit ipso facto beau. Quand peut-on donc affirmer qu’un objet est beau ? 

En réponse à cette question, Emmanuel Kant (1724-1804) précise qu’il n’y a beauté que si la satisfaction que l’objet procure est désintéressée, c’est-à-dire si elle n’est motivée par aucun intérêt. Il affirme que l’intérêt ne doit pas être pris en compte dans le jugement du goût, soit celui par lequel un objet est jugé beau ou laid, afin de ne pas le fausser. L’œuvre d’art ne doit pas avoir d’autre finalité que la recherche du beau et le désir de le contempler. De ce fait, la qualité du beau en tant que beau se situe en lui-même par le fait qu’il soit beau. Celui-ci n’a pas besoin d’autres finalités extérieures pour exister. Ainsi, Kant distingue le beau de l’utile : pour lui, le beau n’est pas ce qui est utile, bien au contraire ; le beau doit être dépourvu de toute finalité utilitaire. Si le premier relève du domaine de l’art, qui est libéral, le second renvoie au domaine du métier, activité mercenaire. Assigner au beau une fonction extérieure risque de le pervertir selon Kant.  Hannah Arendt, elle aussi, souligne la différence entre le beau et l’utile en opposant les deux concepts. Pour elle, l’utile correspond au monde des objets et le beau, au monde des œuvres. Les œuvres d’art, contrairement à tout objet fabriqué, ne visent aucune utilité pratique et ne remplissent aucune fonction dans le processus vital de la société. L’art existe donc pour l’art et le beau pour le beau. 

La théorie de l’art pour l’art est défendue également par des artistes. Parmi les anciens, le poète et historien irakienQudama Ibn Jaafar (873-948), pour qui l’objectif de la poésie n’est pas de remplir des fonctions d’utilité sociale ou morale qui altèreraient sa beauté poétique, mais seulement d’être belle. Ce que l’écrivain Savinien de Cyrano de Bergerac au XVIIème siècle, exprimait dans une phrase aussi catégorique qu’explicite : « c’est bien plus beau lorsque c’est inutile. » Les artistes tenants de la théorie de la beauté libre distinguent le beau de l’utile et opposent les deux concepts : le beau n’est pas l’utile et vice versa, car pour eux une chose cesse d’être belle dès lors qu’elle devient utile.

La théorie de l’art utilitaire, quant à elle, considère qu’il est nécessaire que le beau accomplisse, en plus d’être beau, une fonction sociale ou morale. Tolstoï, qui s’inscrit dans cette position, va jusqu’à définir l’art comme étant la science du bien et du mal. La même idée a été portée par l’un des plus grands philosophes de l’Antiquité, Socrate, philosophe de la morale selon lequel le beau doit être au service de la morale pour être utile. C’est ce qu’il appelle la beauté utile ou fonctionnelle. 

Le fait de vouloir que le beau accomplisse des fonctions extérieures pour être utile signifie qu’en lui-même, il est inutile. Ce qui permet d’en déduire que la théorie de l’art utilitaire, elle aussi, attribue au beau le caractère d’inutilité. Elle donne donc la même représentation du beau que celle de l’art pour l’art. 

Thomas d’Aquin va plus loin lorsqu’il déclare que le beau a besoin d’une fonction utilitaire non seulement pour être utile, mais aussi pour être beau ; autrement dit, c’est l’utile qui rend beau le beau. Il ajoute même que l’adéquation d’un objet au but de son existence constitue un critère de beauté. Selon lui, toute existence a un but et tout objet doit être en accord avec le but de son existence. Un objet qui ne s’accorde pas au but de son existence est laid, même s’il est fabriqué avec les plus nobles matières et des soins artistiques remarquables. Ainsi, si la fonction d’un objet, c’est-à-dire son utilité, fait partie du but de son existence, on peut en déduire qu’un objet qui n’a pas de fonction, autrement dit qui est inutile, est automatiquement laid. Une baignoire en carton ou un marteau en cristal ne peuvent être que laids étant donné qu’ils sont fabriqués avec des matières qui ne leur permettent pas d’être en adéquation avec le but de leur existence, qui est d’enfoncer les clous ou de permettre de prendre un bain. Le beau n’est donc beau que s’il est utile. 

Cependant, si la théorie du beau utilitaire et celle de l’art pour l’art et de la beauté libre défendent la même conception concernant la question du beau et de l’utile ; elles n’ont pas la même position concernant cette inutilité du beau. La théorie de l’art pour l’art revendique cette inutilité du beau comme une valeur faisant la dignité de l’art et la durabilité des œuvres d’art, ajoute Hannah Arendt. Selon elle, parce que les œuvres d’art ne sont pas liées à une fonction, elles échappent à l’usure du temps. En revanche, ceux qui exigent de l’art d’autres fonctions extérieures voient dans cette inutilité un défaut que l’utile doit absolument corriger afin que la recherche du beau ne soit pas futile, perte de temps et oisiveté. Cette dernière ne se contente pas de distinguer le beau de l’utile, elle donne à l’utile une suprématie sur le beau ; c’est l’utile qui fait la valeur du beau, le rend non seulement utile mais également beau. L’utile se présente donc comme plus important et plus raisonnable que le beau. 

Cette conception qui oppose le beau à l’utile n’est pas spécifique aux philosophes et aux artistes. C’est aussi celle d’autres penseurs. Dans les « Étymologies d’Isidore de Séville », un évêque du 6ème siècle, par exemple, celui-ci explique que dans le corps humain, certaines parties ont pour but l’utilité et d’autres la beauté, comme si les choses devaient être soit belles soit utiles. C’est encore elle qui s’impose souvent dans la conscience des individus de manière générale.

Cependant, qualifier le beau d’inutilité nous place devant la problématique de l’intérêt du beau et de l’art en général. Si l’inutile a pour signification de ne servir à rien, pourquoi se préoccuper, chercher ou désirer ce qui ne sert à rien ? C’est précisément cette problématique que les philosophes et les artistes ont toujours voulu résoudre : d’une part ceux qui considèrent cette inutilité comme une qualité et d’autre part, ceux qui la conçoivent comme un défaut.

Les philosophes et les théologiens musulmans ne se sont globalement pas intéressés à la question du beau artistique, celui des œuvres d’art et celui des objets

C’est certainement cette problématique qui explique pourquoi les philosophes et les théologiens musulmans ne se sont globalement pas intéressés à la question du beau artistique, celui des œuvres d’art et celui des objets. Bien que le sujet d’el husn, qu’on peut considérer comme l’équivalent du beau en arabe soit bien présent, dans la pensée du Cordouan Ibn Hazm par exemple, (994-1063), et dans la philosophie de l’Iranien Ibn Sina, Avicenne (980-1037), ainsi que chez les soufis, ce concept est abordé dans deux domaines bien précis : la métaphysique et l’éthique. Ainsi, el-hosn est utilisé pour évoquer le beau divin ou pour désigner le bon comportement ; c’est-à-dire celui qui est conforme aux règles de la morale. Très peu font exception à cette règle, tel le physicien Ibn El Haytham (965-1039) et le philosophe algérien Malek Ben Nabbi (1905-1973), qui se sont interrogés sur le beau esthétique. La présentation du beau comme quelque chose d’inutile, qui ne sert à rien d’autre que le plaisir de le contempler, qui s’est imposée d’une manière générale dans la conscience des individus, explique certainement ce manque d’intérêt pour le beau esthétique chez les philosophes musulmans. Phénomène qui s’accentuera avec la décadence de la civilisation musulmane et la prédominance du discours religieux.

Cette manière de définir, de représenter et d’aborder le beau a certainement influencé le rapport que les individus entretiennent avec ce dernier : celui des objets courants et celui des œuvres d’art, ainsi que la place qu’ils lui réservent dans leur vie.

Il faut rappeler que le beau, à l’exception de celui de la nature qui nous est offert, est une production et une création humaine. Si le beau des œuvres d’art peut être une expression spontanée de la sensibilité de l’artiste, celui des objets courants demande des efforts qui nécessitent l’intervention de la volonté. Ce que l’objet qui ne sert à rien ne peut fournir. Autrement dit, si le beau est inutile il ne peut pas inciter la volonté à le produire. 

Une autre difficulté à valoriser le beau, à le chercher et à le cultiver provient également du discours de beaucoup de philosophes et artistes qui a fait que l’intérêt a permis à l’utile d’acquérir une suprématie sur le beau. L’utile rend non seulement le beau utile, mais également beau. Autrement dit, c’est l’utile qui fait le beau. Cela revient à dire que celui qui détient l’utile détient le beau.

Pour beaucoup, ne s’intéresser qu’à l’utile est devenu synonyme d’efficacité, une manière d’économiser les efforts, un pragmatisme et un savoir-faire

De ce fait, pour beaucoup, se soucier du beau c’est fournir des efforts inutiles, ce qui serait une absurdité dans une existence humaine qui est un combat perpétuel pour faire face aux exigences de la vie et rendre un quotidien difficile plus commode. Les choses pratiques se présentent donc comme plus importantes que les œuvres d’art qui sont inutiles, et l’aspect pratique des objets, plus intéressant que leur dimension esthétique. Qui n’a pas entendu cette phrase : « peu importe que ce soit beau ou pas, l’essentiel est que ce soit pratique » ? Pour beaucoup, ne s’intéresser qu’à l’utile est devenu synonyme d’efficacité, une manière d’économiser les efforts, un pragmatisme et un savoir-faire : pourquoi perdre son temps dans ce qui est inutile au lieu de s’intéresser à ce qui est utile ? Se préoccuper de l’aspect esthétique, comme planter des fleurs sur les bords d’un chemin, n’ajoute rien à la fonction du chemin. Qu’il y ait des fleurs ou pas, le résultat est le même : le chemin nous permet de passer. Vouloir planter des fleurs serait donc un gaspillage d’énergie, de temps et d’argent.

Ainsi, hormis les sociétés qui ont misé sur l’éducation artistique pour rapprocher le public du beau et développer le sens esthétique des individus, le reste de l’humanité a du mal à intégrer le beau dans son quotidien. À ce propos, le constat de Malek Bennabbi au sujet du sens esthétique en Algérie, n’est pas flatteur. Il écrit, je cite : « Il manque en Algérie précisément le sens esthétique, et ce sens nous fait terriblement défaut. » Qualifier le beau d’inutile, le présenter comme un infonctionnel, ne joue donc pas en sa faveur. L’influence de cette conception du beau a beaucoup nui au beau, à l’art et au sentiment du goût. 

En l’absence du beau, c’est la laideur qui occupe l’espace

Cependant, ce qu’il est important et nécessaire de rappeler est que le beau est le contraire du laid. En l’absence du beau, c’est la laideur qui occupe l’espace. L’utile sans aucune dimension esthétique ne serait que laideur. Ne s’intéresser qu’aux exigences pratiques des choses nous permettra certes de posséder des maisons qui nous abriteront, mais des maisons laides. Des chaises pour s’asseoir mais des chaises laides. Des routes pour passer, mais des routes laides. Ne donner d’importance qu’à l’utilité des objets, c’est permettre à la laideur de s’installer autour de nous et dans notre vie ; là où le regard se tourne, il ne verra que laideur. Si les philosophes et théologiens médiévaux affirmaient que les montres faisaient partie de l’harmonie cosmique, il est certain que les objets dépourvus de toute dimension esthétique envahissant notre vie ne participent ni ne favorisent une quelconque harmonie de notre réalité. Chercher le beau, c’est donc avant tout lutter contre la laideur. 

Ce qui est non seulement important mais indispensable, car si le beau procure du plaisir, la laideur, provoque quant à elle de la douleur. « Le plaisir est un compagnon nécessaire de la beauté comme la douleur est un compagnon nécessaire de la laideur ; ils en sont l’essence même », affirme le philosophe allemand Hegel. Qui n’a pas remarqué que les visages se détendent devant le beau et se crispent devant la laideur ? Le beau est donc utile, ne serait-ce que pour le plaisir et la satisfaction qu’il procure et la douleur dont il nous préserve. Pour Nietzsche, l’art est le bonheur suprême de l’existence et le beau est source de joie dans le monde.

La douleur que l’être humain ressent devant la laideur est un signe qu’il y a chez lui un besoin naturel du beau. Il aime les choses belles. Selon Ibn El Haytham, entre deux choses de la même espèce, l’une étant de forme belle et l’autre laide, l’être humain choisit inévitablement celle qui est belle ; et entre deux choses belles, il préfère toujours la plus belle. L’être humain aime l’aspect esthétique des choses. Il n’a donc pas besoin que sa vie soit seulement commode, il a aussi besoin qu’elle soit belle. Il voudrait que la maison qui l’abrite, la chaise sur laquelle il est assis et la route par laquelle il passe soient belles.  

Les épreuves de la vie, le besoin de faire face à ses exigences et la pauvreté n’évincent pas son penchant naturel pour le beau. Le beau, ne concerne pas seulement les œuvres d’art (exigeant un savoir et une culture), mais également et avant tout les choses courantes de la vie, celles qui accompagnent son quotidien et qui lui ont qui inhérentes. Ce beau que j’appelle le beau quotidien est plus nécessaire que le beau des œuvres d’art qui est d’un niveau plus élevé et demande une culture et un savoir. Nietzsche compare le beau des œuvres d’art au dessert qui procure du plaisir à celui qui le savoure sans pour autant être indispensable. En revanche, il compare le beau des choses courantes, qu’il appelle l’art en général, au plat principal qui est non seulement important mais aussi nécessaire car inhérent à la vie de l’individu. Cette beauté des choses qui nous entourent apaise les esprits et fait en sorte que les individus se sentent dignes d’être humains

Le paradoxe est que l’être humain néglige le beau qu’il affectionne. En dehors des sociétés qui investissent dans la culture esthétique, il vit souvent dans des espaces où le beau fait défaut.

Cependant, le paradoxe est que l’être humain néglige le beau qu’il affectionne. En dehors des sociétés qui investissent dans la culture esthétique, il vit souvent dans des espaces où le beau fait défaut. Cette situation, qu’il a lui-même créée, le fait terriblement souffrir. Souffrance que beaucoup de philosophes ont évoquée. Ce paradoxe qui consiste à négliger ce qu’il aime et à aimer ce qu’il néglige, s’explique par la représentation du beau et la conception que nous nous faisons de lui, auxquelles philosophes et artistes ont participé. Bien que les tenants de la théorie de l’art pour l’art, tels que Kant, Hegel et Hannah Arendt, en définissant le beau par son inutilité, ne nient pas totalement l’utilité du beau, ils veulent qu’elle soit une utilité d’une autre nature que le beau porte en lui-même. Or le caractère d’inutilité qu’ils lui ont attribué – ajouté aux efforts que celui-ci demande pour le réaliser – nous empêche de le chercher et de le cultiver. Cela n’aurait évidemment pas été un problème si l’être humain ne souffrait pas de l’absence du beau, souffrance qu’il exprime souvent par de l’agressivité

Bien qu’il ne soit pas la condition nécessaire de la violence, de nombreux actes de violence sont dus à l’absence du beau dans le milieu dans lequel les individus vivent. Quand ils ne voient que laideur autour d’eux, ils ressentent de la douleur qu’ils expriment souvent par l’agressivité et la violence. Embellir la vie, c’est donc faire barrage à beaucoup de violence. 

Une grande partie de la misère de l’humanité est due au fait que l’être humain n’a pas intégré le beau dans son quotidien. C’est pour cette raison qu’il est indispensable d’inclure la question du beau dans les explications des causes des grandes vagues d’immigration que connaît le monde aujourd’hui. Les individus ne fuient pas seulement les guerres, les problèmes climatiques et les difficultés économiques. Ils fuient également la laideur qui s’est installée dans l’espace de beaucoup de société dans le monde. Beaucoup partent à la recherche du beau ; ils veulent vivre dans un milieu beau. 

L’art peut s’exprimer dans toute activité humaine dès lors que l’on va au-delà de l’étape de la nécessité pour interpeller les sens, les émotions et l’esprit

Ainsi, si l’être humain doit répondre aux exigences pratiques de la vie, il n’est pas nécessaire de négliger le beau ou que l’utile soit laid. Rien n’empêche que l’utile soit en même temps beau. Il est même nécessaire qu’il le soit. Il devient un utile adhérant à la beauté afin d’embellir la réalité et la vie. Afin que l’utile soit en même temps beau, l’être humain doit être artiste dans tout ce qu’il fait. Être artiste, consiste à aller, dans toute activité, au-delà de l’utile pour chercher l’esthétique. L’art peut s’exprimer dans toute activité humaine dès lors que l’on va au-delà de l’étape de la nécessité pour interpeller les sens, les émotions et l’esprit.  Aller au-delà, consiste à ne pas se contenter de construire par exemple un trottoir, mais de chercher à construire un beau trottoir. Ne pas se contenter de construire un immeuble solide, mais chercher à construire un immeuble solide mais également un bel immeuble. L’exigence pratique ne doit pas empêcher l’être humain de répondre à son besoin de beauté.

Razika Adnani


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