Conférence d’Antoine Arjakovsky Collège des Bernardins

Serge Boulgakov et Vassily Kandinsky :
Deux regards prophétiques sur la beauté

Antoine Arjakovsky
Collège des Bernardins

Introduction

Vassily Kandinsky et Serge Boulgakov sont deux grandes figures de la culture russe du XXe siècle qui sont rarement rapprochées l’une à l’autre. Pourtant les deux hommes se connaissaient bien. Ils ont commencé à se fréquenter à la faculté de droit de l’université Lomonossov de Moscou dans les années 1890 où ils suivirent ensemble les cours du professeur Chuprov. Bien que Kandinsky était de 5 ans plus âgé que Boulgakov les deux hommes se lièrent très vite d’amitié. En épousant en 1898 Elena Ivanovna Tokmakova Boulgakov est même devenu cousin par alliance de Kandinsky. Ni la décision de vivre en Allemagne de Kandinsky ni la révolution ne les séparèrent. Peg Weiss dans son livre sur Kandinsky et l’ancienne Russie cite une lettre de Kandinsky à Franz Marc datant de septembre 1911 dans laquelle le juriste devenu peintre présente l’économiste devenu théologien comme son ancien collègue de Moscou et comme « l’un des meilleurs spécialistes de la vie religieuse ». Boulgakov, ancien marxiste, député à la seconde Douma de 1907, venait de publier en 1909 un article célèbre sur « Héroïsme et ascétisme » dans le célèbre recueil manifeste des Jalons proposant à l’intelligentsia russe une voie alternative, spirituelle, au bolchévisme. L’artiste russe préparait quant à lui à Munich L’Almanach du Cavalier bleu et voulait faire écho au renouveau spirituel de l’intelligentsia en y intégrant un article de Boulgakov, un projet qui n’aboutit pas finalement. Par la suite les deux hommes se retrouvèrent dans l’émigration russe à Paris. Kandinsky rejoint Neuilly sur Seine en juillet 1933 après la fermeture par les nazis de l’école du Bauhaus à Weimar où il enseignait tandis que Boulgakov, expulsé par Lénine en 1922 est installé depuis 1925 à l’Institut saint Serge, rue de Crimée, près du parc des Buttes Chaumont. Mais leur correspondance témoigne du fait qu’ils ne se sont jamais perdus de vue. Tous deux moururent la même année à Paris en 1944 à quelques mois de distance (le 12 juillet pour Boulgakov, le 13 décembre pour Kandinsky).

Leur parcours est également marqué par des convergences intellectuelles et spirituelles remarquables. L’un comme l’autre avait beaucoup de respect et d’amitié pour le père Paul Florensky, le mathématicien et théologien que Vasily Rozanov appelait le « Pascal russe du XXe siècle ». Tous deux considéraient comme Florensky que la liturgie était le modèle par excellence de la synthèse des arts à laquelle aspirait la génération de Scriabine. Tous deux avaient suivi de près la célèbre polémique en 1914 entre Berdiaev et Ivan Axionov, le premier à avoir publié un livre sur Picasso, Picasso et alentours, suite à un article de Berdiaev intitulé « Le cadavre de la beauté » publié dans la revue Sophia. Le débat était si ardent que l’un et l’autre sont revenus sur le sujet en novembre 1917 alors que la révolution bolchévique faisait rage dans les rues de Moscou et de Saint Pétersbourg. Berdiaev considérait Picasso comme « un génial interprète de la décomposition du monde physique, charnel, incarné » tandis qu’Ivan Axionov s’en prenait au mysticisme théosophique de Berdiaev et louait « la transfiguration dans la Joie » apportée par le peintre espagnol. Tous cependant, mais aussi Malévitch et Tatline, comprenaient que le cubisme signalait un désir profond de la psyché européenne de pulvériser les formes, ce qui aboutit en Russie soviétique au suprématisme et au constructivisme. Ils comprenaient aussi intuitivement que chez Picasso, comme il l’a lui-même confié à Malraux au sujet des Demoiselles d’Avignon (1907), il y avait une volonté « d’exorciser » la peur de la syphilis au contact de la beauté féminine, un désir de chercher des lois architectoniques qui permettraient à l’art moderne de chasser pour toujours les esprits malins se cachant dans « le monde terrible ».

Creusons encore la parenté spirituelle qui unit Boulgakov et Kandinsky. Le pasteur et l’artiste comprenaient que ce n’est pas par la morale traditionnelle qu’on pouvait répondre à Picasso. « L’art fuit devant le ‘il faut’ comme le jour devant la nuit » disait Kandinsky. Boulgakov lui appelait la génération de Lénine, de Biély et de Lounatcharski en 1909 à un nouveau podvig, à une ascèse créatrice. Par leur commune volonté de réconcilier l’esthétique et l’éthique, par leur prise au sérieux de la promesse christique de voir Dieu pour qui purifie son cœur, tous deux furent des passeurs essentiels vers l’époque œcuménique qui s’ouvre devant nous. Cette époque œcuménique, je la caractérise de trois traits principaux, son personnalisme, sa quête de la Sagesse, et son souffle créateur théurgique. Ces trois aspects du paradigme œcuménique ont marqué la créativité de Boulgakov et de Kandinsky. On rappellera dans un premier temps le contexte des années 1910, celui de la prise de conscience de la double crise de l’art de la Renaissance et de la théologie orthodoxe. Puis on fera apparaître les convergences entre les deux hommes dans leur cheminement intellectuel et spirituel, celui de l’art concret, puis celui de la sophiologie de l’icône. Tous deux en définitive ont voulu donner une réponse positive, et non plus seulement apophatique, à la grande question qui tourmentait leur époque de la possible représentation synthétique du beau et du bien.

1) La crise de l’art moderne, la crise de la théologie orthodoxe, et le renouveau de l’âge d’argent

Il faut pour saisir la convergence du cheminement de Kandinsky et de Boulgakov revenir au préalable sur la crise culturelle qui s’ouvre en Europe au début du XXe siècle. On ne peut comprendre l’avènement de Picasso, d’Apollinaire, du surréalisme si l’on ne saisit pas le sentiment d’étouffement qui s’empare des artistes et des créateurs à la fin du XIXe siècle. Il ne s’agit pas de faire le récit de cette époque artistique en quelques paragraphes, ce serait incongru. Mais le critique littéraire Vladimir Veidlé, ami des deux hommes, a su saisir un peu de l’atmosphère qui régnait au début du siècle dernier. En 1933 et 1935 il a publié deux articles rétrospectifs dans la revue La Voie de Berdiaev et Boulgakov présentant l’évolution d’une génération intellectuelle dans les premières décennies du XXe siècle. Les penseurs de ce qu’il est convenu d’appeler l’âge d’argent de la culture russe ont eu la vive conscience que l’art de l’époque moderne s’achevait. En même temps ils ont éprouvé une soif nouvelle de passer de la création d’œuvres d’art à la création de la vie elle-même, de la vie nouvelle. Boulgakov et Kandinsky ont connu un intérêt pour le marxisme puis une désillusion et ont finalement retrouvé la foi chrétienne grâce à la médiation de Dostoïevski et de Soloviev. Ils ont lu Nietzsche avec passion et se sont sentis mal à l’aise dans des universités de plus en plus marquées par toutes les formes de rationalisme, du comtisme positiviste au néo-kantisme. Ils ont également ressenti avec feu la coupure croissante au sein de la civilisation européenne entre nature et culture, entre un genre de vie traditionnel fait de communion avec les éléments cosmiques et une culture urbaine centrée sur la technique et l’appropriation de la nature. L’avènement de la photographie puis du cinéma n’ont fait que renforcer leur conviction que le rôle de l’artiste n’était pas selon eux de reproduire la nature mais de la transfigurer.

Ils ont pris conscience enfin de la crise de la théologie orthodoxe liée à son incapacité à intégrer le meilleur de la modernité. L’Eglise russe s’est très tôt sentie étrangère par rapport à un monde reposant sur le primat de la liberté de conscience. Incapable de dialoguer avec ce monde elle n’a trouvé d’issue au XVIe siècle que dans la fusion avec l’Empire afin d’accomplir sa vision mythifiée de la 3e Rome. Ce n’est que grâce au renouveau de la philosophie religieuse au XIXe siècle, avec Khomiakov, Dostoïevski, Soloviev, génération elle-même fécondée par la tradition patristique et par la pensée chrétienne anglaise, française et allemande de leur temps, que la culture russe a pu trouver une alternative à la crise.

Ce renouveau fut marqué par un double événement en 1903 : la glorification de saint Séraphim de Sarov, le saint hésychaste, qui coïncida avec la publication du récit de Motovilov, ainsi que l’exposition d’icônes de la galerie Trétiakov où pour la première fois on pût contempler des icônes médiévales sans leurs ornements d’or et d’argent. Soudainement toute une génération, de Paul Florensky à Eugène Troubetskoi, découvrit l’icône, avec sa perspective inversée et ses visages transfigurés, comme le lieu du passage du monde déchu, ou « euclido-kantien », à celui de la grâce. Ils se sont mis alors à fustiger toutes les formes d’académisme et de créativité répétitive, basée sur la soumission aux lois naturelles, pour appeler à la redécouverte d’une créativité ascétique et participative. L’icône, pour Kandinsky et Boulgakov, permettait ni plus ni moins l’expérience du basculement eschatologique de l’espace temps de la quotidienneté au chronotope de l’éternité.

Le mathématicien et théologien Paul Florensky, lecteur d’Einstein et de saint Nicodème l’Hagiorite, rédigea en 1908 sa thèse La Colonne et le Fondement de la vérité dans laquelle il inséra une étude brillante sur la sophiologie de l’icône. L’icône en effet, selon lui, révèle que la Sagesse, comme le dit saint Paul, est « la grande racine de l’ensemble du créé » (Rom VIII, 22) . Poursuivant ce désir alchimique de retrouver la racine de la création du monde, Florensky rédigea plusieurs essais par la suite qui auront une influence considérable sur Kandinsky et Boulgakov. Dans son essai de 1919 intitulé « La perspective inversée », Florensky critiqua le perspectivisme des peintres de la Renaissance italienne consistant à représenter le monde à partir d’une triple unicité, celles du point de vue, de l’horizon et de l’échelle. Ce perspectivisme a entraîné selon lui les artistes vers l’illusion du naturalisme. Or la représentation ne fait que signifier l’original représenté mais en aucun cas ne peut donner une copie de la réalité. L’art repose à l’inverse, selon Florensky, sur le « commandement radical de l’autonomie spirituelle » de l’artiste à l’égard de la nature.

La perspective inversée propre à l’icône a, non seulement le mérite de se dégager de tout naturalisme, mais elle permet également, par les vibrations qu’elle produit, de faire entrer celui qui la contemple vers un espace-temps métaphysique. Florensky poursuivit sa réflexion en 1922 dans son traité sur l’iconostase. Face à l’iconostase, véritable fenêtre placée entre la terre et le ciel, le temps s’inverse, se met à couler du futur vers le passé, et l’espace se met à échapper à la loi de la gravitation pour retrouver la fluidité qu’il occupe dans les rêves. Dans cet espace-temps l’iconostase permet de pénétrer dans l’assemblée des saints. « Si la vue de tous les fidèles était toujours voyante, dit Florensky, il n’y aurait pas dans l’église d’autre iconostase que Ses témoins se tenant devant Dieu lui-même ».

Les réflexions de Florensky sur la symbolique des couleurs, qu’on trouve chez lui dès 1908, furent également marquantes tant pour Kandinsky qui rédigea comme on le sait en 1911 une chromogenèse dans son livre Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, que pour Boulgakov qui en fit la base de sa sophiologie. Bien évidemment, comme toujours ce cas il vaut mieux parler de convergences que d’influences car Florensky et Boulgakov ont pu également être inspirés par le cheminement de Kandinsky. Florensky partait du fait que « la lumière, c’est l’activité de Dieu », et la Sophia est « la première densification de cette activité ». La Sophia se montre à nous, dit-il, comme bleue ou violette lorsque elle est contemplée du côté de Dieu et face au néant. Mais lorsqu’elle est vue du côté de la créature elle « se montre rose ou rouge » . En résumé, pour Florensky, mais aussi pour Boulgakov et Kandinsky, l’iconographie est la métaphysique de l’existence concrète. « Si la peinture à l’huile, écrit-il, est plus apte à reproduire les données sensorielles du monde, et la gravure son schéma rationnel, l’icône, elle, fait transparaître l’essence métaphysique de ce qu’elle représente (…) Son objet est le monde créé par Dieu dans sa beauté supraterrestre. » Restait à comprendre pourquoi l’art iconographique était entré en période de décadence après le XVe siècle, siècle d’or de la sainteté russe.

2) L’art concret de Kandinsky, comme réponse à la crise artistique et spirituelle

La philosophie des couleurs de Kandinsky tire directement son origine dans la sophiologie du père Paul Florensky qu’il cite nommément. A bien des égards on peut considérer l’invention de l’art abstrait comme l’équivalent artistique de la théologie négative. L’art abstrait de Kandinsky se présente comme un langage visuel conscient de l’omniprésence de la Sagesse de Dieu et en même temps comme une forme de représentation non blasphématoire, rejetant toute forme de piétisme et de naturalisme. Kandinsky a cherché, tout comme Boulgakov, à retrouver par la voie d’éminence le chemin de la co-création de l’humanité avec la divinité, par ce que je désignerais « d’art de l’imagination participative ». Sa compréhension de l’image nous dit Philippe Sers était « philoxénique ». L’image peut devenir selon lui un lieu d’accueil et de métamorphose, par opposition à l’image qui exclut et qui meurtrit. Cette vision de la création comme expérience de l’hospitalité doit être située dans le contexte du renouveau personnaliste, sophiologique et théurgique de la pensée russe. Ce renouveau doit beaucoup à la spiritualité hésychaste dont la méthode consiste à purifier le regard par la lutte contre les passions et à accueillir la lumière des énergies divines par un processus de « photographie mystique », d’impression lumineuse de Jésus Christ, la phôteinographêistai selon l’expression de Philotée le Sinaïte retrouvée par Philippe Sers.

Mais cette spiritualité se refusait obstinément à penser la rencontre dans le monde des énergies créées et des énergies incréées à travers le seul cadre de l’expérience ecclésiastique du sacré, ou sur le seul mode de la séparation des noumènes et des phénomènes, ou encore de la disjonction palamite entre l’essence divine et les énergies incréées. Malévitch écrivait que « Dieu est caché dans le noir ». Les quatre angles du « quadrangle noir sur fond blanc » correspondaient pour le peintre aux quatre lettres du nom du Créateur qu’il est interdit de prononcer. Mais Kandinsky et les hommes de sa génération ont voulu prendre leurs distances à la fois vis-à-vis de la tentation de l’anthropocentrisme perspectiviste, que du refus apophatique, unilatéral, de la représentation de Dieu.
Berdiaev publia en 1916 un livre intitulé Le sens de l’acte créateur. Il y expliquait en particulier que la Renaissance italienne « n’a pas abouti ». Elle a trouvé selon lui son impulsion initiale dans le génie de Dante et la sainteté de François d’Assise mais elle a échoué pour s’être trop centrée sur l’institution ecclésiale. De plus la Renaissance païenne l’a emporté sur son inspiration chrétienne à la fin du Quatrocentto, ce dont témoigne, selon le philosophe russe, l’âme dédoublée de Sandro Boticelli. L’histoire de l’art en Occident a ainsi été marquée par une perte progressive du symbolisme chrétien. On pourrait dire qu’elle révèle une séparation croissante entre le signifiant et le référent en raison de la priorité accordée dès l’époque de la pensée scholastique à l’universalité abstraite du concept. Mais au vu de la crise de l’art de l’icône, qui s’est produite en terres orthodoxes à partir du XVIe siècle, l’Orient a connu pour sa part une sacralisation de l’icône, qu’on a commencé à recouvrir d’or et d’argent, une identification exclusive du signifié et du référent. Dans les deux cas s’est produite une rupture entre le référent, le signifiant et le signifié.

Kandinsky a compris en même temps que Berdiaev que la création artistique ne devait ni aboutir à la décomposition totale des formes, qui guettait le cubisme, ni être soumise à nouveau à l’institution ecclésiale qui se contentait d’interdire depuis le concile du Stoglav de 1551 toute représentation du Père et par extension du divin. Son génie est d’avoir rétabli un lien vivant, périchorétique, entre le référent, le signifié et le signifiant, ou pour reprendre sa propre logique, entre l’image métaphysique, l’image analogique et l’image mimétique. J’insiste sur cette notion de périchorèse parce qu’elle a l’avantage de parler à la fois aux théologiens, aux physiciens et aux artistes. Les théologiens chrétiens du concile de Chalcédoine ont affirmé de façon apophatique l’union sans mélange et sans séparation des deux natures divine et humaine du Christ, mais aussi l’unité trine de Dieu. Depuis saint Jean Damascène l’Eglise a compris la divino-humanité du Christ ainsi que l’unité divine et la trinité des hypostases grâce à ce concept de périchorèse emprunté à la notion de krasis du stoïcisme. Celui-ci posait l’interpénétration de la nature divine du Christ dans sa nature humaine et réciproquement, ainsi que la fusion réelle, sans dissolution, et de façon atemporelle des trois hypostases du Père du Fils et de l’Esprit Saint. Comme l’a montré récemment Alexei Grinbaum, la physique quantique du début du XXe siècle, bien que sa méthode soit différente, dispose dans sa théorie de la composition des systèmes d’une logique analogue. « Les analogies sautent aux yeux : la règle de composition en mécanique quantique préserve la possibilité d’observer (ou mesurer) un sous-système d’un système composé ; l’intrication quantique ne se forme pas localement, mais elle est placée hors de toute spatialité, dans un espace abstrait des configurations, dit espace de Hilbert ; elle n’est pas le fruit d’un processus dynamique, mais posée de façon atemporelle lors de la préparation des systèmes.»

De même, sur le plan artistique cette fois, Kandinsky est parti d’une réflexion sur la composition pour penser une relation de continuité et de discontinuité entre image mimétique, image analogique et image métaphysique. Cette réflexion permet de dépasser à la fois une vision sécularisée ou allégorique du monde mais aussi une vision strictement apophatique (et donc statique) de la relation entre l’humain et le divin. Philippe Sers a parfaitement montré que l’intérêt que portait Kandinsky à la composition était différent de celui de Braque et de Picasso. Pour lui la composition ne consistait pas en un désossement de la réalité ni en une mathématisation du réel comme chez les compositeurs Debussy et Ravel ou comme chez les poètes Mallarmé et Valéry. La composition était pour lui comparable à la prière. Elle est, dit Philippe Sers, « la mise en forme d’une communication supérieure, d’une intuition fulgurante, elle fixe le cheminement, elle se rend maîtresse du Temps ».

Chez Kandinsky ces trois types d’image correspondent à trois niveaux de conscience selon que l’artiste se tourne vers la réalité, le monde ou l’Etre. Il n’y a pas de césure chez Kandinsky entre l’image figurative et l’image abstraite, il y a trois degrés différents de visibilité de l’être divin. L’image mimétique incarne mais elle est une forme de simulacre si l’artiste cède à l’illusion que sa mission est simplement de reproduire la nature. A ce niveau de conscience vis-à-vis de la réalité, si le cœur est purifié grâce au combat contre les passions, l’image a vocation à se faire trace, en tant qu’elle est attente, préparation. L’image analogique élève son observateur en pointant le signifié vers son référent, mais elle peut être source de porneia et d’idolâtrie si l’artiste manipule la réalité signifiée et cherche à se l’approprier. A ce niveau de conscience vis-à-vis du monde l’image, si le cœur de l’artiste parvient au silence de l’hésychia, doit se faire signe, ouverture vers l’Etre, quête du référent. Seule l’image métaphysique permet à l’artiste d’accomplir sa mission authentique, la théurgie, la participation au monde divin et la transfiguration du monde créé. L’image, à ce niveau de conscience vis-à-vis de l’être, lorsque l’intelligence de l’artiste s’unit à l’Esprit divin, devient alors manifestation, épiphanie du divin, union intégrale du beau et du bien. Pour Kandinsky l’art de la Chine, de la tradition iconographique byzantine et l’art concret qu’il cherche à inventer, s’inscrivent dans ce niveau de conscience de l’image métaphysique.

La tâche de l’art de l’icône consiste avant tout et immédiatement à représenter, à créer des images. Elle ne peut cependant pas se limiter à cela, pas plus que l’art ne peut s’y borner. L’artiste selon Boulgakov, Berdiaev et Kandinsky est appelé non seulement à révéler le monde idéal et son état paradisiaque, mais encore, écrit Boulgakov, à le transfigurer, « à s’y montrer projectivement actif, théurgique ». (S. Boulgakov, L’icône et sa vénération, 88) La théurgie pour Berdiaev c’est l’action de l’homme conjointement à celle de Dieu, la synthèse de la création par la beauté et par le bien, l’accession à une nouvelle vie universelle. La théurgie ne doit pas être confondue avec une tendance religieuse dans l’art. La théurgie est l’expérience suprême par l’artiste de la liberté unie au service. Elle passe par le sacrifice et le renoncement, qu’il s’agisse de l’expérience du pouvoir, de la jouissance de la chair ou de la gloire des hommes. « L’art théurgique, dit Berdiaev, ne saurait être différencié et individuel. Il doit être synthèse et oecuménie, une formule jamais révélée d’art universel. » On retrouve ici la même vision que Kandinsky lorsque celui-ci affirme que l’art est morale, à la fois dit P. Sers, « en ce qu’il se révèle le lieu de l’exigence unique, celle de la vie intérieure », et « en ce qu’il est capable de faire vivre le spirituel dans les choses matérielles et abstraites, ce qui est la source du bonheur des hommes ».

3) La réponse sophiologique de Bulgakov

Boulgakov comprenait que les créateurs occidentaux se révoltaient contre le caractère faussement émotionnel ou lourdement rhétorique de certains courants de la musique et de la poésie occidentale du XVIIIe siècle ou de l’esthétisme étouffant du XIXe siècle. Cependant les penseurs religieux russes appréciaient peu l’architecture nouvelle de Le Corbusier ou le monde de la dodécaphonie d’Arnold Schoenberg. Boulgakov se sentait plus proche de Goethe pour qui, pour le dire crûment, « le Don Juan de Mozart n’a pas pu être composé comme on prépare une compote ! ».
Serge Boulgakov, à l’image de Kandinsky, considérait l’art comme le lieu de la rencontre possible avec les énergies divines et la composition comme « le lieu de la rencontre entre la vision intérieure et la vision extérieure ». Tout comme Kandinsky, Boulgakov a déconstruit la pensée dominante de son époque (la théologie répétitive officielle de l’orthodoxie) pour la reconstruire dans une vaste synthèse théologique renouvelée. Enfin à l’instar du professeur au Bauhaus, il a puisé dans la révélation de la Sagesse de Dieu pour repenser les relations entre Dieu, l’homme et le cosmos.
Pour Boulgakov, théologiquement, et donc existentiellement, on ne peut se contenter de distinguer être et conscience, l’ousia et l’hypostase, la nature divine du Christ, qui serait irreprésentable, et sa nature humaine qui, elle, pourrait être figurée. L’approche traditionnellement apophatique de la théologie orthodoxe lui paraissait incomplète. Car où commence la nature divine et où finit la nature humaine ? La réponse que fit Boulgakov à la double crise artistique et spirituelle de son temps, fut comme celle de Kandinsky, cataphatique, à la fois sophiologique, personnaliste et théurgique : Dieu s’auto-révèle dans la Sagesse. De même la personne humaine se révèle et s’accomplit de façon trinitaire, comme sujet, dans la rencontre avec autrui, et par l’inter-pénétration des consciences. Enfin toute image peut accéder au statut d’icône en tant qu’elle rend compte et invite à participer à un événement divino-humain.

Pour comprendre comment Boulgakov est parvenu à de telles conclusions on se limitera à présenter brièvement sa réflexion sur l’art de l’icône proposée en 1931 dans son livre L’icône et sa vénération. Dans ce livre le théologien de l’Institut saint Serge explique, de façon typiquement non conformiste, que le 7ème Concile œcuménique, le fameux concile de Nicée II dédié aux icônes, n’a pas répondu à la question des iconoclastes. Pour étayer sa surprenante affirmation, le père Serge observe qu’on ne trouve aucun dogme dans les actes du concile de Nicée II au sujet des icônes. On ne trouve que des canons affirmant que seule l’image première, le prototype, peut être adorée, tandis que les icônes doivent seulement être vénérées. Cette distinction selon Boulgakov non seulement n’est pas claire mais elle n’est pas fondée théologiquement. Si la vénération de l’icône s’est imposée dans l’histoire de l’Église, explique–t-il, ce n’est pas pour des raisons théologiques mais grâce à l’action de l’Esprit Saint et au sensus fidelium. L’erreur principale selon Boulgakov des iconodoules comme des iconoclastes fut que tous partageaient la même erreur initiale à savoir que, proposition A : « Dieu est invisible, par conséquent Il n’a pas de forme, Il est donc irreprésentable ». Certes, dans le second segment de l’antinomie, les iconodoules et les iconoclastes divergeaient : les uns considéraient que, proposition B : « Dieu s’est incarné, l’homme a une image, on peut donc le représenter » , les autres affirmaient que, proposition B’ : « si le Christ est consubstantiel au Père, alors on ne peut le représenter puisque le Décalogue l’interdit». Mais dans les deux cas Boulgakov expliqua que cette antinomie était mal posée, comme si on avait confondu ensemble des mètres et des litres. Les deux sont des instruments de mesure et néanmoins il n’y a pas de continuité logique entre eux. Il y a d’un côté une vérité d’ordre théologique, qui a trait à la Révélation, et d’un autre côté, une proposition d’ordre cosmologique qui a trait à la relation de Dieu au monde.

Serge Boulgakov propose donc de reprendre l’antinomie de base, que partageaient les iconoclastes et les iconodoules. La théologie de l’image connaît selon lui non pas une antinomie mais trois. Boulgakov procède de la même façon que Kandinsky en montrant le lien existentiel, scalaire, existant entre Dieu et les hommes à l’intérieur de l’horos de la divino-humanité. La première antinomie, l’antinomie théologique, est théocentrique. Elle pose d’une part, que Dieu est au-delà même du rien, qu’on ne peut rien dire de lui par conséquent, et d’autre part, que Dieu est Trinité, qu’on peut dire de lui qu’il est relation au plus intime de lui-même. L’antinomie cosmologique établit un rapport entre Dieu et le monde. D’un côté elle affirme que Dieu n’a pas besoin du monde puisque Dieu est parfait, de l’autre elle constate que Dieu a créé le monde. Enfin l’antinomie sophiologique, toujours puisée dans les Ecritures et la tradition, affirme à la fois que Dieu, non-monde, est dans le monde, et que le monde, non-Dieu, est en Dieu. Dieu en créant le monde se pose à l’extérieur du monde. Et en même temps, en créant l’homme à son image, Dieu a posé sa marque trinitaire de façon indélébile au plus profond de la conscience du monde. La Sagesse incréée et la Sagesse créée, dont parlent le Livre des Proverbes et le Cantique des Cantiques, sont comme deux aimants et ils tendent l’un vers l’autre. L’Apocalypse montre l’aboutissement de cette tension nuptiale dans la rencontre de la Jérusalem céleste avec la Jérusalem terrestre.

Tout ceci a plusieurs conséquences essentielles. L’antinomie sophiologique permet de comprendre que l’homme, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, porte l’image divine de Dieu. C’est cela qui permet à Saint Paul (Rom 1) d’affirmer que : « …depuis la création du monde Son (de Dieu) invisible, sa puissance éternelle et sa divinité sont rendus, par ses œuvres, visibles à l’intelligence. L’invisible est rendu visible ». Comment ? Par cette rencontre de la Sagesse Incréée avec la Sagesse créée. Dès lors Boulgakov peut reposer l’antinomie propre à la théologie de l’icône : a) Dieu ne peut être figuré car Il est inaccessible à la connaissance de la créature ; b) Il peut être représenté car il se révèle à la créature, son image est tracée en elle ; ses invisibles sont visibles. « L’icône, écrit Boulgakov, est justement cette visibilité de l’invisible, figure du non figurable ». « L’icône du Christ n’est pas seulement celle de son corps sans rapport avec sa divinité, elle est la sienne en général justement comme celle de sa divinité dans sa nature créée’ ». Au même titre que l’homme a été créé à l’image de Dieu, le monde a été configuré à la Sagesse divine, et Dieu a un visage humain. Dieu a tracé son image dans le monde, donc celle-ci peut être révélée, et pas simplement la partie humaine, mais aussi la partie divine. Il s’en suit que le prototype du monde, la Sagesse, est aussi conforme à l’homme, qu’elle est anthropique. Autrement dit la Sagesse divine est l’humanité divine sur-éternelle. C’est la raison pour laquelle on a représenté au XIVe siècle à Novgorod la Sagesse de Dieu comme un ange assis sur le trône de l’hétimasie, entouré de la Vierge, des anges et de Jean le Baptiste, figures de la Sagesse créée, et surmonté par le Christ, figure de la Sagesse incréée, en tant que Roi, prêtre et prophète.

Ainsi selon Boulgakov le Christ a une image divino-humaine car il a une hypostase. L’icône du Christ ne représente pas seulement son humanité. C’est pourquoi l’artiste doit garder présent à l’esprit que le Christ possède son image doublement. Boulgakov écrit que « le Christ a son image une et homogène de 2 façons : selon sa divinité elle est invisible aux yeux de la créature, selon son humanité elle est visible ; qu’une image existe ne signifie pas obligatoirement qu’elle soit visible à des yeux créés ». Dans sa divinité, le Christ est l’image du Père, en même temps que le prototype de tout ce qui est, y compris de l’homme. Cette image est donc invisible aux yeux de la créature coupée de Dieu. Le Christ possède également son image en tant qu’accomplissement de la nature créée. Cette image a été vue par les yeux de la chair et les plus grands artistes ont cherché à la représenter. Les plus hautes représentations cependant furent celles qui cherchèrent à unifier l’expérience intérieure de l’artiste en communion spirituelle avec le Christ avec leur expérience de la beauté-vérité du monde divino-humain.

La théologie cataphatique de Boulgakov permet de compléter la pensée de Théodore Studite. « Les prototypes, dit Boulgakov, existent dans les choses, l’icône d’une chose fait apparaître l’éternel dans le chosal, parce qu’elle confère à ce prototype idéal comme un être indépendant à côté de la chose ». Ainsi on ne voit qu’à la mesure de notre foi. C’est ce que rappelle Jean Luc Marion dans ses derniers livres et ce qu’affirmait déjà le Psaume 11, 7 : « Yahvé est juste, il aime la justice, les cœurs droits contempleront sa face ». La théologie apophatique n’insiste que sur un aspect de l’antinomie « Dieu personne ne l’a jamais contemplé » (I Jn IV 12 ; Jn 1, 18) Mais la phrase de saint Jean Jn (1, 18) doit être comprise dans son ensemble : « Nul n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique qui est tourné vers le sein du Père lui l’a fait connaître (exegesato)». Boulgakov peut donc conclure de façon triomphale : « Ainsi ce n’est pas une doctrine apophatique de l’incognoscibilité de Dieu que l’Ecriture présente, mais l’affirmation antinomique de son invisibilité en même temps que de sa visibilité ».

Conclusion

Kandinsky et Boulgakov appartiennent à la même génération de l’âge d’argent qui a voulu retrouver le lien profond qui existe entre la beauté et la vérité à travers la vision participative de l’art concret et de la sophiologie. Boulgakov et Kandinsky ne se sont pas résolus au passage de la créativité artistique de leur temps du niveau de l’être à celui de la conscience. L’un comme l’autre ont voulu comme Hippias et contre Socrate avoir une vue intégrale, non rationaliste, du beau. L’un comme l’autre, contemporains de Niels Bohr, ont compris que l’observateur a autant d’importance que l’observé dans le processus théurgique de métamorphose des éléments. Au même titre que Moïse a dû délier les sandales de ses pieds pour contempler le Buisson ardent, l’artiste doit inviter le spectateur à une purification de son cœur. L’image icônique retrouvée est « le vu qui ne peut être pris » mais seulement expérimenté. On passe ici d’une vision pédagogique de l’art à une vision initiatique.

L’artiste et le théologien se sont attachés à méditer sur l’Apocalypse comme le récit de la rencontre nuptiale entre la Jérusalem céleste et la Jérusalem terrestre. Kandinsky dans sa toile de 1911 présente l’Apocalypse comme l’image de la grande résurrection, rendant enfin visible, mais seulement à ceux qui ont des yeux pour voir, ce que des générations d’iconographes s’étaient interdits de représenter, à savoir le mystère de la nouvelle création annoncée par l’apôtre au chapitre XXI et l’irradiation des saints et de la création par le triple soleil de la Trinité. Trois ans plus tard, c’est-à-dire à la veille de la première guerre mondiale, Kandinsky revient sur ce thème en peignant les 4 cavaliers des 4 premiers sceaux brisés au chapitre VI de l’Apocalypse. Peut-être avait-il besoin d’affirmer en même temps que Berdiaev dans son essai sur le sens de l’acte créateur la nécessité d’une nouvelle chevalerie spirituelle face au péril verdâtre, couleur de mort, qui menaçait alors l’humanité. Mais l’Apocalypse révèle aussi au chapitre XIX la victoire sur la Bête du chevalier blanc, fidèle et vrai, jugeant et faisant la guerre avec justice. Son nom ? « Roi des rois et Seigneur des seigneurs ».
Boulgakov pour sa part a rédigé les dernières années de sa vie l’épilogue de sa trilogie consacrée à la Révélation de Jean. Il fait aboutir sa réflexion sophiologique sur l’image à cette conclusion : « L’Esprit et la Fiancée, c’est la Sophia, divine et créée, dans l’unité de la déification, ou de la sophianisation de la créature, la vie de l’Eglise en Christ en tant que Corps du Christ inspiré par l’Esprit Saint. »

Tous deux enfin ont contribué à théoriser le nouvel art théurgique. Quelque chose me dit qu’ils auraient apprécié la compagnie de François Cheng, l’auteur des Cinq méditations sur la beauté. Permettez-moi de conclure cet exposé sur la fin de la 2e méditation du penseur franco-chinois dans ce livre explicitant l’un des fruits les plus précieux de la pensée cataphatique et de l’art théurgique : « On prend conscience que la beauté peut être un don durable, si l’on se rappelle qu’elle est une promesse tenue dès l’origine. C’est pourquoi le désir de beauté ne se limite plus à un objet de beauté; il aspire à rejoindre le désir originel de beauté qui a présidé à l’avènement de l’univers, à l’aventure de la vie. Chaque expérience de beauté, si brève dans le temps, tout en transcendant le temps, nous restitue, chaque fois, la fraîcheur du matin du monde ».

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