Avec Kaïs Saïed, la Tunisie a-t-elle un président ou un imam à la tête de l’État ? Selon Razika Adnani (Par ObservAlgérie)



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ObservAlgérie a consacré un article au texte de Razika “Avec Kaïs Saïed, la Tunisie a-t-elle un président ou un imam à la tête de l’État ?” publié en 2020 par Marianne

La question de la laïcité est un sujet tabou en Afrique du Nord. Que ce soit en Algérie, en Tunisie ou au Maroc, à chaque fois qu’elle est soulevée, les tenants de l’ordre établi s’activent pour s’attaquer à ses défenseurs en les assimilant au mieux à des relais de l’Occident et au pire à des mécréants dont il faut se débarrasser. L’islam, instrumentalisé depuis la création de ces États, est la religion des institutions dans leurs constitutions. Pour de nombreux intellectuels, femmes et hommes politiques, une réforme qui mettrait la religion en dehors du champ politique est plus que nécessaire. Parmi eux, certains ont accueilli avec enthousiasme la décision du président tunisien Kaïs Saïed de ne pas inscrire l’islam comme « religion d’État » dans la nouvelle Constitution de son pays[1]. Cependant, d’autres ne considèrent pas cette décision comme la concrétisation de la laïcité en Tunisie. Razika Adnani, philosophe, islamologue et conférencière franco-algérienne, a bien voulu contribuer dans ce débat pour éclaircir l’opinion publique sur la question.Ainsi, Razika_Adnani a alerté, depuis 2020 sur les objectifs du président tunisien. « Dans son discours prononcé à l’occasion de la fête nationale de la femme, le 13 août 2020, le président tunisien Kaïs Saïed a déclaré que l’État ne pouvait pas avoir de religion, en faisant allusion à l’article 1 de la constitution tunisienne qui stipule que l’islam est la religion de la Tunisie. Pourtant, tout son discours a été digne d’un prêche du vendredi. Le président explique sa position : pour lui, l’État n’a pas de religion, mais la nation, elle, en a une et c’est l’islam. Quant au rôle de l’#État, il consiste à respecter la religion de la nation. Quel est l’intérêt de soulever une telle question si c’est pour arriver au même résultat ? », écrit la philosophe.La femme et la famille tunisiennes sous le joug des pratiques ancestralesDans sa contribution.

Razika Adnani relève qu’« en se présentant comme défenseur du droit divin, le président a affirmé que les normes d’organisation de la famille ne devaient pas répondre aux lois de la constitution, mais aux règles de la religion, ce qui serait une grave dérive dans le fondement de l’État de droit. Il y aurait au sein de l’État deux normes suprêmes : le Coran pour la famille et la constitution pour les autres secteurs de la société ».De ce fait « l’État abandonnerait la famille aux pratiques ancestrales dans lesquelles les femmes n’ont aucune place. Le président veut que la femme tunisienne du XXIe siècle se contente des droits dont disposait la femme en Arabie au VIIe siècle. Alors qu’elle est médecin, juge, avocate ou chef d’entreprise, son statut au sein de sa famille ne serait pas différent de celui de son arrière-grand-mère. Rien n’est surprenant. La règle est connue, elle est toujours la même : plus le discours religieux avance, plus les droits des femmes reculent. Mais pour que cela soit possible, il faut que l’humanité de l’homme et sa maturité reculent », indique-t-elle.Dans son analyse, la philosophe qui décortique les actions du #président tunisien souligne que « le discours [de Kaïs Saïed] au sujet de la constitution est une introduction pour arriver à la question cruciale : les inégalités successorales. Pour lui, c’est une affaire qui n’est pas à débattre afin d’éviter des discussions sans issue. Il ajoute que ces inégalités ne peuvent pas être abrogées, car elles sont inscrites dans des textes #coraniques clairs qui n’admettent pas même d’être interprétés. Pour convaincre, il s’est forcé à expliquer que la justice n’était pas fondée sur le principe de l’égalité, sinon on aurait dit “le palais d’égalité” et non “le palais de justice”. Cependant, la finalité de promouvoir la justice et l’égalité est un moyen pour y parvenir ».Elle ajoute que « pour défendre les inégalités en matière d’héritage, le président, comme tous les conservateurs, s’est appuyé sur une idée de justice proportionnelle fondée sur le mérite contre une justice qu’il considère “formelle”, car elle veut donner à tous les mêmes droits.

L’État abandonnerait la famille aux pratiques ancestrales dans lesquelles les femmes n’ont aucune place

Le problème est que pour eux, c’est toujours l’homme qui mérite plus que la femme, qui a besoin plus que la femme et qui fournit davantage d’efforts que la femme. Ce qui nous ramène à une idée de justice fondée sur le respect strict de la hiérarchie des classes qu’on retrouve dans La République de #Platon. Ici, celle des hommes et celle des femmes. Ainsi, d’un revers de main, le président [tunisien] a balayé tant d’efforts fournis par des femmes et des hommes pour arriver à une conception moderne de la justice où tous les individus sont égaux devant la loi ».La réinterprétation du Coran comme solution ?La philosophe rappelle qu’« au début du XXe siècle, beaucoup de musulmans ont adopté l’idée de la réinterprétation comme solution pour sortir des difficultés juridiques qui bloquaient leur société. Une façon de faire qui n’était pas, pour beaucoup de questions, efficace, mais elle était au moins la preuve d’une reconnaissance de l’existence de problèmes qui nécessitaient des solutions. Logiquement, un siècle après, les musulmans auraient dû avancer pour adopter d’autres solutions plus capables de créer un réel changement dans les domaines politique et religieux. Construire un État moderne s’occupant des affaires de la cité et non de celles du divin. Rendre l’islam plus cohérent avec l’idée de Dieu sur laquelle il se fonde en abrogeant toutes les règles instituant les inégalités et appelant à la violence ». Elle s’interroge : « Comment peut-on croire à un #Dieu juste s’il ne considère pas comme égaux tous les êtres humains qu’il a créés ? Comment peut-on croire à un Dieu d’amour s’il incite à tuer ? »

Beaucoup de musulmans ont adopté l’idée de la réinterprétation comme solution pour sortir des difficultés juridiques qui bloquaient leur société

L’islamologue, qui a de tout temps affiché son rejet des interprétations du courant obscurantiste de l’islam, explique dans cette contribution : « je n’aborderai pas ici toutes les contradictions qui entourent la question des inégalités successorales en islam et celle de la méthode littéraliste, ce que j’ai eu l’occasion de faire dans d’autres textes et d’autres occasions[2]. Je me contenterai en revanche de quelques questions. Si le fait qu’un texte nous paraisse clair implique l’impossibilité de l’amender ou de l’abroger, le président rétablira-t-il le châtiment de la main coupée ? Cette punition n’est-elle pas inscrite dans un texte clair selon les critères de clarté déterminés par les juristes ? Légalisera-t-il à nouveau l’esclavage évoqué dans plusieurs versets coraniques ? Les femmes tunisiennes seront-elles rappelées à leur obligation de se confiner chez elles comme l’ordonne clairement le verset 33 de la sourate 33, les Coalisés[3] ? » Razika Adnani ajoute que « pour les commentateurs, ce verset s’adresse certes aux femmes du prophète, mais celles-ci sont un exemple à suivre pour toutes les femmes musulmanes. La polygamie sera-t-elle rétablie après que Bourguiba l’ait abolie en 1956 ? Autant de questions qui s’imposent dès lors qu’on évoque les textes coraniques, leur explicité et la nécessité de les pratiquer. Ce qui interpelle, c’est le fait de poser aujourd’hui ce genre de questions comme si, pour les musulmans, le temps s’était arrêté au début du XIXe siècle. L’histoire des sociétés musulmanes est marquée par des retours en arrière qui reviennent après chaque évolution et chaque pas fait vers l’avenir, telle une règle à laquelle ces sociétés doivent répondre sans jamais pouvoir y échapper ».L’islamologue rappelle également que « dans son discours, le président a pourtant rendu hommage au penseur et réformiste #Tahar Haddad (1898-1935). Il a même fait l’éloge de son fameux ouvrage Notre femme, la législation islamique et la société. Cependant, Haddad non seulement défend, dans ce même ouvrage, l’égalité entre les hommes et les femmes, y compris en matière d’héritage, mais s’oppose aussi à l’interprétation littérale. Mieux encore, Haddad appelle à abroger les règles instituant les inégalités. “Je pense que la religion musulmane dans son esprit ne fait pas d’objection à la réalisation de l’égalité dans tous les domaines, une fois disparues les causes de la tutelle masculine”, écrit-il dans le chapitre de L’héritage (Tahar Haddad, Notre femme, la législation et la société, Alger, ANEP, 2012, p. 37) ».

La Tunisie ne doit pas entamer un retour en arrière, réaffirme Razika AdnaniLa #philosophe signale qu’en écoutant le président Kaïs Saïed parler, notre attention ne peut qu’être attirée par son souci d’éloquence. Sa manière de parler la langue arabe rappelle fortement les acteurs des feuilletons et films religieux. C’est une caractéristique chez les islamistes maghrébins qui est révélatrice d’un contenu inconscient : l’excès de zèle du nouveau converti qui persiste depuis 14 siècles. Dans cet élan d’éloquence, le président a utilisé l’expression, très péjorative, de “rabatte elhidjel” pour désigner les femmes. Elle a été utilisée par Ali, le gendre du prophète et quatrième calife, pour “rabaisser” ses hommes qui avaient refusé de faire la guerre contre Muawiya gouverneur de Damas, en leur disant : “Vous avez la cervelle de rabatte elhidjel”, c’est-à-dire de femmes. Ainsi s’est adressé le président tunisien aux femmes tunisiennes et à travers elles à toutes les femmes ».La philosophe conclut que « les propos du président tunisien ne laissent pas indifférent, parce qu’ils remettent en question tout ce que les Tunisiens ont construit depuis le XIXe siècle. La population tunisienne est celle qui s’est le plus adaptée à la modernité dans le monde musulman. Si la Tunisie entame ce retour en arrière, si les conservateurs arrivent à avoir raison de son esprit réformateur, c’est tout le combat des populations, dans les sociétés musulmanes, pour le changement et la modernité qui sera impacté. Beaucoup de femmes et d’hommes dans toutes les sociétés musulmanes se battent pour le changement et pour la modernité. Leur tâche sera très difficile si le retour au conservatisme se fait du haut vers le bas de la pyramide sociale ».

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