L’arabe enseigné à l’école publique pour contrer les islamistes : radioscopie des pièges d’une bonne intention


Entretien de Razika Adnani accordé à Atlantico. Entretien conduit par Gabriel Robin.
Parmi les propositions du rapport consacré à la stratégie d’entrisme des Frères musulmans figure le renforcement de l’enseignement de l’arabe à l’école publique. Objectif affiché : couper l’herbe sous le pied aux structures communautaires. Mais cette mesure est-elle réellement pertinente pour contrer l’idéologie islamiste ? La philosophe Razika Adnani en démonte les présupposés, soulignant les risques de confusion entre langue, foi et identité, et alerte sur les dérives d’un traitement différencié des élèves en fonction de leur origine ou religion supposée. Atlantico
Atlantico : Dans les recommandations du rapport visant l’entrisme des Frères musulmans, figure notamment la proposition de renforcer l’enseignement de l’arabe à l’école. L’idée est de ne pas laisser le champ libre aux structures communautaires. Qu’en penser ?
Razika Adnani : Le développement de l’apprentissage de la langue arabe pour contrer l’islamisme est l’une des propositions qui remonte à 2018. Elle a été évoquée dans le rapport de l’Institut Montaigne en la justifiant par le fait que les parents enverraient leurs enfants à la mosquée pour apprendre l’arabe où ils seraient endoctrinés. J’ai critiqué à l’époque cet argument en expliquant que les parents envoyaient leurs enfants à la mosquée pour apprendre l’islam. Davantage de langue arabe à l’école – je dis davantage, car la langue arabe est déjà enseignée à l’école – ne les n’empêchera pas de continuer à les envoyer à la mosquée pour apprendre l’islam, notamment avec le phénomène du renforcement du religieux qui n’est pas spécifique à la France.
Aujourd’hui, un autre argument est mis en avant : il faut renforcer l’apprentissage de l’arabe à l’école pour empêcher les parents d’envoyer leurs enfants l’apprendre dans des structures communautaires. Or, ces structures communautaires ne proposent pas uniquement l’apprentissage de langue arabe. Si elles endoctrinent les enfants, renforcer l’apprentissage de la langue arabe à l’école ne règlera pas le problème.
Bien au contraire, cela renforcera le communautarisme, le séparatisme et même les discriminations au sein de l’école, car elle traitera les enfants de familles musulmanes différemment à cause de la religion de leurs parents. En France, des établissements scolaires souffrent déjà de l’absence de mixité sociale, distinguer ceux où les élèves sont issus de familles musulmanes c’est approfondir chez eux le sentiment de ne pas être des Français comme les autres.
Cela ne veut pas dire qu’il faille interdire l’enseignement de la langue arabe qui est nécessaire dans certains domaines de recherche et de travail. Cependant, croire que renforcer son apprentissage lutterait contre la montée de l’islamisme et du conservatisme islamique est tout simplement une erreur. Il suffit de voir les pays musulmans pour réaliser que l’apprentissage de la langue arabe n’est pas un moyen pour lutter contre du conservatisme et du fondamentalisme.
Atlantico : Que représente la langue arabe dans la religion musulmane ? Revêt-elle une sacralité religieuse et spirituelle ?
Razika Adnani : Il est certain que la langue arabe est intimement liée à l’islam comme le souligne et le rappelle constamment le discours religieux. En effet, l’arabe est la langue duCoran. Pour un grand nombre de musulmans, elle est la langue que Dieu lui-même parle. « La langue que Dieu a choisie est l’arabe. Il a fait descendre son précieux livre (leCoran) en arabe, et en a fait la langue du dernier des prophètes », écrit Achafii (772-826),fondateur de l’école juridique sunnite, le chafiisme, dans son ouvrage al-Rissala (le message). L’arabe est également la langue que le prophète parlait. Pour le discours religieux, parler l’arabe fait partie de la tradition du prophète et des prédécesseurs ( les salafs). Pour Ibn Taymiyya ( 1263-1328) : « apprendre et enseigner la langue arabe est un devoir religieux ». « L’usage de la langue arabe est indispensable comme base de consolidation et de renforcement de l’identité (islamique), car c’est elle qui la “possède effectivement” parce qu’elle est la langue du Coran », écrit l’Organisation islamique pour l’éducation, les sciences et la culture (l’ISESCO) à la page 40 de sa stratégie de l’action islamique culturelle à l’extérieur du monde islamique.
Certes, la langue arabe ne concerne pas uniquement les musulmans. Des chrétiens, des juifs, des athées et des agnostiques l’utilisent également pour communiquer et historiquement elle existait avant l’avènement de l’islam. Cependant, la majorité de ceux qui en font usage sont des musulmans La langue arabe n’est pas non plus uniquement une langue de la religion musulmane, mais elle n’en est pas dissociée. La présenter comme n’importe quelle langue, c’est lui nier sa spécificité et les caractéristiques que les musulmans lui attribuent.
Atlantico : L’essayiste Hakim El Karoui, interrogé sur franceinfo, a déclaré : “En n’ouvrant pas des classes d’arabe, on ouvre des places dans les mosquées”, affirme-t-il, estimant que “ceuxqui s’opposent à l’arabe au nom de la lutte contre l’intégrisme finissent par renforcercelui-ci”. Est-ce un argument recevable ?
Razika Adnani : Le développement de l’apprentissage de la langue arabe pour contrer les menaces des Frères musulmans est une recommandation que le rapport sur les Frères musulmans a été cherchée dans le rapport de l’institut Montaigne de 2018. Cela révèle le caractère des études sur les Frères musulmans en France qui sont davantage portées sur la description de son idéologie et la mise en garde contre ses menaces que sur la proposition de solutions fiables.
Tout d’abord, présenter l’apprentissage de la langue arabe comme un moyen indispensable pour lutter contre l’islamisme et le conservatisme de sorte que, sans ouvrir des classes d’arabe, on ouvrirait des places dans les mosquées c’est négliger la réalité sociologique et historique de la langue arabe et la relation que les musulmans entretiennent avec elle. C’est également nier le rôle de la mosquée qui n’est pas d’enseigner la langue arabe, mais l’islam. Même si l’apprentissage de l’islam nécessite celui de la langue arabe notamment dans le cas où on veut approfondir ses connaissances religieuses, il est important de ne pas inverser les rôles. Avec le renforcement du religieux, on ouvrira assurément encore des places dans les mosquées même si on renforce l’apprentissage de la langue arabe à l’école, comme on le constate dans les sociétés musulmanes.
Ensuite, ce raisonnement selon lequel il faut renforcer l’apprentissage de l’arabe à l’école pour protéger les enfants de l’endoctrinement qu’ils peuvent subir à la mosquée, revient à dire que cet apprentissage concernera uniquement les enfants issus de familles musulmanes. Or, ces enfants doivent apprendre les langues que les autres enfants français apprennent et la religion de leurs parents ne doit pas être une raison pour les distinguer des autres élèves à l’école. L’État n’a pas à décider qu’ils doivent apprendre la langue arabe parce que leurs parents sont musulmans. C’est une question de justice sociale et de respect du principe de la laïcité de l’école républicaine.
Je voudrais souligner le fait que le rapport sur les Frères musulmans et celui de l’Institut Montaigne ont la même conception du terme islamisme tel qu’il a été forgé au XXe siècle.Pour les deux, il s’agit d’un mouvement contemporain qui n’a aucun lien avec l’islam, définition que je réfute, car elle n’a aucun fondement ni historique ni théologique comme je l’explique dans mon ouvrage Sortir de l’islamisme. Tout comme je considère que cibler les Frères musulmans dans la lutte contre l’islamisme est une erreur car ils ne constituent qu’une partie de l’islamisme ou de l’islam politique.