Une journée exceptionnelle



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« […] Les Algériens aujourd’hui encore, et plus que jamais, sont convaincus de la légitimité de la guerre de libération de leur pays, car ils sont persuadés que tout être humain, homme ou femme, a le droit de se soustraire à l’infériorité dans laquelle on veut le contraindre au nom d’une philosophie et d’un pouvoir qui font de certaines personnes des êtres supérieurs et d’autres des êtres inférieurs ; le droit à la liberté, à la dignité et à la justice est intrinsèque à la personne humaine ; toute spoliation de ce droit donne à la personne ou au peuple concerné le droit de le réclamer. Aujourd’hui encore, plus qu’hier, les Algériens sont conscients que refuser le mépris et l’humiliation est tout simplement un droit indiscutable […]  

Je me rappelle encore la fierté de mes parents et de mes enseignants, quand, alors que nous étions enfants, ils nous racontaient la guerre, notre guerre, et comment ils avaient arraché leur pays aux mains des colons. Je me rappelle les chants nationalistes algériens : Min Djibalina, ya chahid el watan…et la vive émotion qu’ils suscitaient. Nous sommes la génération de l’indépendance. Nous n’avons connu ni la période coloniale ni la guerre, mais nous portons en nous les souffrances de la première et la fierté de la seconde […]

Certes, les premières années de l’Algérie indépendante ne furent pas faciles. Tout était à construire, mais nos parents avaient de grands espoirs : ils étaient sûrs que leur avenir, tout comme celui de leurs enfants, ne pouvait être que meilleur. Ils avaient l’espoir que l’Algérie, pour laquelle ils s’étaient battus, n’allait pas les décevoir. Leurs espérances faisaient la grandeur de leur guerre. Quelques années plus tard, les difficultés ont commencé à surgir ; les objectifs sont devenus de plus en plus incertains et les espoirs de moins en moins certains. Cependant, ni nos parents ni nous-mêmes n’avons cessé de rêver à des jours meilleurs pour notre pays[…]

Combien de fois, aujourd’hui encore, une rue propre, une terre cultivée, une exposition artistique ou une rencontre littéraire ne suffisent-elles pas à nous faire dire : « il y a des choses positives qui se passent dans notre pays » et soudain gonfler nos cœurs de bonheur ? Quand on aime, on reste persuadé que le bien peut exister. Même quand le désordre s’installe peu à peu, nous voulons croire que le meilleur est à venir. Les Algériens sont toujours fiers de cette guerre qui leur a permis de rêver […]

Pendant la guerre, nous rêvions d’un pays où nous pourrions être libres. La lutte à peine terminée, notre liberté tant convoitée nous était de nouveau confisquée et par là même le droit à prendre notre destin en main. La guerre était basée sur le refus de l’occultation par la France de la culture du peuple algérien ; pourtant, dès l’indépendance, l’État, fondé sur la légitimité de cette guerre, nous a interdit d’exprimer notre culture en nous en imposant une autre, importée du Moyen-Orient. Des hommes, qui s’étaient révoltés contre l’oppression et le racisme, ont à leur tour exercé l’oppression contre les femmes ; ils les ont dépossédées de leur liberté et de leur dignité en les plaçant dans un statut d’être inférieur ; ils ont promulgué des lois mettant ainsi la moitié de la population algérienne dans un état de soumission. Alorsque l’objectif de la guerre était d’éradiquer l’injustice, l’injustice reste, encore et toujours. Ainsi, ceux qui avaient goûté à son amertume ne se sont pas privés à leur tour d’être injustes. La guerre, qui devait mettre fin à l’oppression, n’a rien fait d’autre que changer l’opprimé en oppresseur […] 

L’histoire des Algériens libres et dignes a donc été très courte ; à peine sortis de la soumission et de l’indignation, nous sommes entrés rapidement dans une autre forme de soumission et d’indignation […] La situation n’est ni celle dont le peuple avait rêvé quand il affrontait l’armée française ni celle qu’il avait espérée quand, en 1962, il avait chanté et dansé sa joie de peuple libre et indépendant […]  Un demi-siècle d’espoirs et d’attentes et le bilan n’est toujours pas satisfaisant. La situation dans laquelle se trouve le pays, et le désarroi des jeunes renvoient une réalité amère : les objectifs de l’indépendance pour laquelle le peuple avait fait la guerre ne se sont pas réalisés […]  Ce qui mérite d’être retenu pour l’essentiel est la foi des Algériens dans la légitimité de la guerre de libération, légitimité qui ne peut être ni menacée ni remise en question par les difficultés que vit l’Algérie […]

Tout être humain a le devoir moral de lutter contre l’infamie à laquelle d’autres hommes ou femmes veulent le soumettre. « Accepter l’humiliation, ne pas se révolter, croire qu’on est inférieur, c’est être un rouage de la machine criminelle en marche contre l’humanité », nous dit Stéphane Hessel. Il n’y a pas plus laid et dangereux que la politesse des soumis et dessoumises. Toute la grandeur de l’être humain réside dans sa capacité à changer sa réalité, à transformer sa vie et lui donner un sens, celui qu’il aura choisi. C’est notre choix que de vivre dans la bassesse ou la grandeur. En 1954, le peuple algérien a choisi de ne pas vivre dans la bassesse, il a refusé la servitude. Quand il a déclaré la guerre au colonialisme, il avait compris que désormais plus personne ne changerait son destin à part lui. Même si le moyen s’est imposé à lui, sa gloire était d’être l’artisan de son devenir : son objectif était de chasser le colon, ce qu’il a réussi à faire en mars 1962. Son combat était un acte de libération. Sa grandeur ne réside donc pas dans le fait d’avoir fait la guerre, mais d’avoir pris son destin en main. Il en a fait un acte de liberté, et c’est ce que l’histoire retiendra.

Cependant, les générations de l’indépendance ne peuvent se satisfaire de la gloire de leurs aînés. Aucune ne peut vivre dans l’ombre des précédentes, tout comme un enfant ne peut vivre toute sa vie auréolée uniquement de la gloire de ses parents. Elle a le devoir et le droit, elle aussi, de choisir sa vie, de changer sa réalité, d’avoir ses propres objectifs et ses propres idéaux, d’être à son tour acteur historique. À elle aussi, tout comme à ses aînées, de réinventer son présent, de tendre vers plus de bonheur et de liberté, bref d’être maîtresse de son destin[…] Que les nouvelles générations veuillent porter leur propre projet ne dévalorise pas le passé ; simplement, elles appartiennent au présent, la guerre à l’histoire déjà. Le passé est assurément une condition nécessaire et une étape inévitable pour que chacune réalise son rêve légitime. Ce rêve n’appartient pas uniquement à la génération de la guerre. La guerre d’indépendance est le socle sur lequel est fondée la nation algérienne ; il est la base nécessaire mais insuffisante à la construction d’un édifice et en aucun cas l’édifice lui-même. C’est pour cette raison que le peuple algérien a certes l’honneur d’avoir fait la guerre, mais son honneur serait surtout de réussir son indépendance. Reconnaissant la grandeur de l’œuvre de ses parents et grands-parents, il ne peut se contenter de vivre dans un pays indépendant. Il veut y vivre honorablement et dignement. Réussir l’indépendance reviendra à mettre en valeur la guerre, échouer dans cette étape reviendra à ternir son éclat”. Extraits de l’ouvrage de Razika Adnani La nécessaire réconciliation UPblisher, Paris 2017

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