Razika Adnani : “Le voile, c’est la discrimination qui s’installe dans l’espace public” Entretien accordé à l’Éclaireur



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Pour l’essayiste et islamologue, membre de la Fondation de l’islam de France, l’irruption du burqini vise à imposer des comportements islamiques au sein de la société française. En marge de la polémique sur la potentielle irruption du burqini dans les piscines publiques à Grenoble, l’essayiste et philosophe Razika Adnani, membre du conseil d’orientation de la Fondation de l’islam de France, est revenue pour L’Eclaireur sur la place et le rôle joué par ce qui est pour l’islamologue tout sauf un simple vêtement. Sur la place et le rôle de l’islam aussi. Et sa nécessaire réforme. Patricia Cerinsek

L’Eclaireur : Que recouvre cette polémique, faute de véritable débat, sur le burqini ? On parle d’hygiène, de liberté et d’égalité, de patriarcat, de laïcité, d’islam politique aussi…

Razika Adnani : Le burqini, qui n’est que la version maillot de bain du voile, est la pratique discriminatoire à l’égard des femmes la plus visible. S’il pose autant problème en France, c’est parce que l’égalité est une devise de la République française. C’est ce que oublient ce qui prétendent respecter la liberté des femmes de porter le voile autrement dit choisissent d’être discriminées par rapport aux hommes.

Le voile a une histoire, il a une culture. Il transmet un discours. Saint Paul, qui est un homme, l’a imposé aux femmes comme une marque de subordination de la femme. On ne peut pas l’aborder en faisant fi de ces éléments. On ne peut pas aborder le voile comme on aborde n’importe quel vêtement ou en se limitant à la laïcité et la liberté religieuse. Le faire revient à menacer cette égalité ainsi que les acquis des femmes. Si on ne veut pas que la laïcité soit menacée, que la République renonce à ses valeurs, il faut regarder le voile tel qu’il est.

Le voile existait avant l’islam pour distinguer les femmes qui devaient être respectées de celles qui ne méritaient pas le respect et que les hommes pouvaient donc agresser. C’était donc un moyen pour légitimiser la violence. Un argument que le Coran reprend dans le verset 33 sourate 59 : les femmes musulmanes doivent se voiler pour les distinguer des autres femmes et pour ne pas leur nuire. Autrement dit, celles qui ne portent pas le voile, on peut leur nuire ?

On ne peut pas comprendre le phénomène du port du voile en l’abordant avec des éléments franco-français. Il suffit d’aller dans les pays musulmans, ou même dans les quartiers en France, pour se rendre compte que le voile n’est pas un choix, qu’il n’est pas un vêtement comme les autres.

L’Eclaireur : Quelle est la responsabilité de l’islam sur cette question ? Peut-on simplement l’écarter ?

Razika Adnani : Il y a trois versets qui disent que les femmes doivent s’habiller d’une certaine manière mais aucun ne dit que la femme doit couvrir sa chevelure. On ne peut pas donc dire que le voile, en tant que façon spécifique de s’habiller, n’a aucun lien avec la religion. Mais parce que la dissimulation de la chevelure est la partie principale du port du voile, vous n’avez pas les cheveux couverts, alors vous n’êtes pas voilés.

À partir de là, on ne peut pas dire que le voile est inscrit dans le Coran. Tout ce qui relève de la religion musulmane, celle que les musulmans connaissent et pratiquent, n’est pas inscrit dans le Coran. Les talibans ont bien imposé la burqa aux femmes au nom, disent-ils, de l’islam, mais aucun verset ne dit que les femmes doivent couvrir leur visage.

Pour les musulmans, l’islam ne se résume pas au Coran. Pour mettre en œuvre les recommandations coraniques, ils ont interprété les textes, extrait les règles, déterminé les méthodes à suivre… Il y a eu tout un travail humain qui a été réalisé et qui fait partie intégrante de l’islam.

Mais on ne peut pas mettre le Coran et les commentaires au même niveau. Il y a la parole du Coran et il y a la parole des hommes : il faut les distinguer. L’erreur de pratiquement tous les musulmans, c’est justement de les confondre.

L’Eclaireur : Dans le discours d’Eric Piolle, on retrouve cette inversion de valeurs : le burqini va permettre aux femmes voilées d’être les égales des autres, non voilées. Et que ne peut pas l’autoriser est donc discriminant…

Razika Adnani : Comment voulez-vous qu’une pratique qui est fondamentalement discriminatoire soit présentée comme un moyen pour contrer les discriminations ? Pour moi, c’est un paradoxe. Le burqini tout comme le voile discrimine les femmes en faveur des hommes : il impose à une femme de couvrir sa chevelure, ses bras, ses jambes alors qu’il le permet à l’homme. Sans oublier les discriminations à l’égard des femmes non voilées, que le discours sur le voile présente comme impudiques.

En France, la Constitution de 1958 garantit l’égalité entre tous les êtres humains et précise que l’Etat doit veiller à ce que cette égalité soit respectée. Quand il parle de burqini, Eric Piolle oublie la Constitution et le devoir de rester dans toutes ses prises de décisions en tant que maire cohérent avec les lois fondamentales.

Il ne se réfère qu’à la loi de 1905. Or la loi de 1905 n’a pas précisé l’égalité hommes-femmes. Parce que l’idée n’était pas posée à l’époque. Le sujet était la liberté de conscience et la neutralité de l’État qui fait que toutes les religions sont égales devant la loi. Dire que l’on s’en remet, dans la question du burqini, à la loi de 1905 seulement ne pose pas problème sur le plan de la liberté religieuse mais cela posera un énorme problème sur le plan de l’égalité entre les hommes et les femmes.

Et puis, le voile qui s’impose dans l’espace public installe la discrimination dans l’espace public. Quant au fait de présenter en France le burqini comme un moyen pour libérer les femmes, c’est tout simplement malhonnête. Avant le burqini, les femmes étaient libres d’aller à la piscine.

Ce n’est pas un problème qui ne concerne que les femmes. C’est un problème qui concerne la femme, mais aussi l’homme, la politique, la laïcité, nos valeurs, notre humanité.

L’Eclaireur : Pourquoi le débat est-il si vif en France ?

Razika Adnani : Le voile n’est pas un sujet de discussion uniquement en France. Il a été débattu dans le monde musulman, notamment entre la fin du 19e siècle et jusqu’à la fin de la moitié du 20e siècle, voire jusqu’aux années 80. A partir de là, les islamistes ont réussi à l’imposer. Mais cela ne veut pas dire qu’il ne suscite plus de débat. Bien au contraire. Ces dernières années, le débat a même concerné le burqini. Certaines femmes dans les pays musulmans ont également revendiqué le droit de se baigner en burqini dans les piscines.

Si le voile provoque plus de débats et de polémiques en France, cela s’explique également par son histoire, sa philosophie, ses valeurs. La France est un pays laïc où la religion doit être discrète dans l’espace public afin de préserver l’ordre public.

L’Eclaireur : Comment réagissez-vous lorsque ces femmes mettent en avant l’argument de la pudeur ?

Razika Adnani : Cet argument est devenu insupportable car il signifie que celles qui ne portent pas le voile sont impudiques. On est donc en train de mettre des jugements de valeur sur des personnes selon leur vêtement. La moralité de la personne ne se mesure pas à la longueur de sa jupe mais par son comportement et son respect des règles de la morale.

L’être humain est venu au monde nu et il a vécu longtemps sur sa terre avant qu’il ne fabrique ses vêtements. Et dans les pays chauds jusqu’à il n’y a pas longtemps, en Afrique par exemple, les femmes avaient dehors les seins nus. Ce n’est pas pour autant qu’elles étaient moins vertueuses ou moins pudiques.

L’Eclaireur : Le burqini est-il les prémices, très ostensible et provocateur, de revendications plus larges ? On voit à Grenoble et Lyon que l’association l’Alliance citoyenne a aussi initié des actions dans les salles de remise en forme, est aussi à l’origine mouvement des hidjabeuses sur les terrains de foot, et n’a pas caché vouloir imposer des consultations médicales séparées…

Razika Adnani : Ce sont les mêmes revendications qui ont le même objectif en France ou ailleurs y compris dans les pays musulmans : imposer des règles, des comportements islamiques au sein de la société. On retient davantage le voile parce que c’est la pratique islamique que l’on voit le plus dans l’espace extérieur.

L’Eclaireur : Islam, islam politique… peut-on vraiment différencier les deux ?

Razika Adnani : l’islam ne se dissocie pas de sa dimension politique – qui est celle qui concerne l’organisation de la société et de l’État – depuis 622, année où le prophète a quitté la Mecque pour Médine. Dans ce cas, si l’islamisme signifie l’islam politique, hormis la période mecquoise, l’islam est un islamisme.

Il faut savoir que le terme islamisme désignait au départ la religion musulmane tout comme le christianisme et le judaïsme désignaient respectivement les religions chrétienne et juive. L’islamisme n’est donc que la version française du terme arabe “islam”. Dans ce cas, l’islam c’est l’islamisme. Disons un synonyme.

C’est à partir des années 1930 que l’islamisme a été remplacé par le terme islam et en 1970 le terme islamisme a été utilisé pour désigner l’islam politique.

Maintenant est-ce que tous ceux qui se disent musulmans veulent imposer la charia 1 ? Non. Beaucoup ne vont pas au-delà de la foi ou de l’observation de certains cultes. Mais ceux qui sont pratiquants pensent que la société doit être organisée selon les règles de l’islam. D’autres sont pratiquants et militants. Ils sont actifs au sein de la société pour imposer le modèle islamique de société, celui de la période prophétique ou des premiers musulmans.

Ce sont des intellectuels français qui ont décidé de remplacer le terme “islamisme” par “islam” dans les années 1930 le considérant comme plus légitime, car c’est ainsi qu’il est utilisé par les musulmans et qu’il apparaît dans le Coran. C’est également eux qui ont utilisé le terme “islamisme” dans les années 1970 pour désigner les groupes politiques qui veulent prendre le pouvoir au nom de l’islam.

Aujourd’hui, on répète souvent que l’islam n’est pas l’islamisme. Personnellement, je pense, je plaide pour une réforme de l’islam, une réforme qui est orientée vers l’avenir. Cette phrase : “ce n’est pas l’islam, mais l’islamisme” ne permettra pas à cette réforme de se faire car elle nie toute responsabilité de l’islam dans les problèmes qui se posent.

Il faut reconnaître l’existence d’un problème pour le résoudre. Quand des musulmans ou des non-musulmans disent que l’islam ne pose aucun problème mais seulement les musulmans qui ont mal compris ou dévié, cela me parait étonnant.

Aujourd’hui on entend ce discours, en France notamment,  qui parait très moderne : l’islam est la religion de paix et d’amour, les problèmes qui se posent sont causés par quelques déviés et des extrémismes qui ne représentent pas l’islam.  C’est un discours que des gens écoutent avec bonheur mais ce n’est pas la réalité. Et cela n’est ni bénéfique à l’islam, car cela va encore être un obstacle à la réforme de l’islam, ni aux musulmans, ni aux non-musulmans avec lesquels ils vivent et ils vivront de plus en plus.

L’Eclaireur : Certains disent qu’il suffit de réinterpréter ces textes …

Razika Adnani : D’une part, certains textes ne sont pas à réinterpréter. D’autre part, présenter uniquement la réinterprétation comme solution revient à dire que le texte n’est pas responsable des problèmes qui se posent.

Les inégalités à l’égard des femmes, la polygamie, les inégalités successorales, sont bien inscrites dans les textes. Certes, il y le travail des commentaires, mais celui-ci ne génère pas un sens indépendamment du texte comme je l’ai dit dans mon livre Islam : quel problème ? Les défis de la réforme.

On ne peut pas dissocier le commentaire du texte, sinon ce n’est pas un commentaire. Les littéralistes qui veulent donner tout le rôle au texte sont dans l’erreur. Ceux qui disent que tout le rôle est au commentaire ou au commentateur sont dans l’erreur également. Dans le commentaire, on ne peut certainement pas nier le rôle du lecteur, mais on ne peut pas non plus nier le rôle du texte.  

L’Eclaireur : Comment faire pour réformer ?

Razika Adnani : Il faut reconnaitre qu’il y a des textes qui posent problème et déclarer qu’ils sont caducs et les abroger. Est-ce que cela a déjà été fait en islam ? Oui ! il faut savoir que les musulmans n’ont jamais pratiqué toutes les règles inscrites dans le Coran.

Par exemple, la consommation du vin est permise par certains versets mais pas par d’autres. Ils ont donc procédé à un choix selon leur culture et leur besoin. Ils ont fait la même chose avec beaucoup d’autres versets.

Pourquoi les musulmans ne font pas la même chose aujourd’hui ? C’est à dire abroger les recommandations qui posent problème et mettre en avant les versets qui ont une portée plus universelle et humaniste qui leur permettra de vivre en harmonie avec leur temps après les avoir débarrassés des interprétations des anciens. Comme le verset qui dit “j’ai honoré les êtres humains, les enfants d’Adam” ou celui qui dit “vous êtes responsables de vous-même. Celui qui est égaré ne vous nuit point si vous avez choisi la bonne voie”.

D’ailleurs, c’est dans les cas de ces versets seulement que je parle de réinterprétions. Je précise juste qu’abroger un verset ne signifie pas le supprimer du Coran, mais seulement déclarer qu’il n’est pas applicable.

L’Eclaireur : Qui peut avoir cette légitimité de réformer l’islam ? Beaucoup se revendiquent réformateurs…

Razika Adnani : J’ai été interpellé très tôt par le fait que l’islam n’a pas pu se réformer, qu’il n’a pas pu proposer aux musulmans un islam nouveau adapté à leur époque. Pourtant, le monde musulman a connu un mouvement de réforme très important notamment au 20e siècle. Mais ces réformistes sont ceux qui ont bloqué la réforme et ne lui ont pas permis de se concrétiser.

C’est pour cela que je précise toujours que cette réforme est celle qui est orientée vers l’avenir, qui a comme objectif de créer, à partir du même livre coranique, du nouveau dans le domaine de l’islam. En islam, s’il y a un islam révélé selon la foi musulmane, il y a plusieurs islams construits à partir de cet islam révélé.

L’Eclaireur : ce sont des concepts que vous forgez dans votre ouvrage, mais comment réformer si, en islam, il n’y a pas d’autorité ?

Razika Adnani : En Iran, il y a bien une autorité ! Et je pense qu’ils ont plus de problèmes à réformer que les sunnites. Est-ce que ce n’est pas une chance que dans le monde sunnite il n’y ait pas d’autorité réellement ? N’est-ce pas cela qui permet à beaucoup aujourd’hui de soulever des questions qui sont liées à l’islam ?

Mais, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas du tout d’autorités religieuses dans le sunnisme. La grande mosquée de al-Azhar du Caire représente cette autorité. Mais imaginer que seule cette mosquée dispose du droit de parler de l’islam – et c’est ce qu’elle ne cesse de réclamer – je ne vois pas qu’elle manifeste le moindre désir de réformer. En tous cas pas la réforme dont je parle qui est tournée vers l’avenir et qui propose du nouveau dans le domaine de l’islam.

Beaucoup revendiquent une réforme salafiste, d’autres parlent de réforme sans rien réformer car ils refusent d’accepter que des problèmes se posent au sein de l’islam. Et d’autres encore se perdent dans des interprétations et contre-interprétations. C’est pour cela que je ne cesse de répéter que la solution ne réside pas dans la ré-interprétation.

L’Eclaireur : Pourquoi cette réforme de l’islam, souvent réclamée, ne voit pas le début d’une concrétisation ?

Parce que cette réforme orientée vers l’avenir et qui est pour moi la véritable réforme n’est pas réellement revendiquée par les musulmans. La position de la très grande majorité des musulmans qui se disent modernistes consiste surtout à dire que l’islam ne pose aucun problème et que ce sont justes certains musulmans qui se sont éloignés de ses enseignants.

D’autre part, ceux qui reconnaissent qu’il y a des problèmes et qu’il faut réformer, n’arrivent pas encore à se débarrasser de représentations négatives vis-à-vis de la pensée libre et rationnelle. Ils sont constamment en train de rappeler les limites que cette pensée ne doit pas franchir.

Pour que la réforme puisse se concrétiser, elle doit commencer par libérer la pensée de l’emprise de l’épistémologie salafiste, réformer sa représentation. Il faut qu’elle concerne les textes coraniques, mais aussi les théories et les concepts qui les entourent, car ils déterminent le comportement des musulmans à l’égard de ces textes. Il faut en finir avec ces obstacles épistémologiques, psychologiques et théologiques pour que la réforme puisse se concrétiser.

Pour aller plus loin : Islam: quel problème ? Les défis de la réforme , Pour ne pas céder, textes et pensées et Laïcité et islam, mission possible ? de Razika Adnani

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