Le comportement qui pèse dans notre société



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Aujourd’hui, le comportement qui pèse le plus, dans notre société, est celui où chacun surveille chacun et le juge dans sa façon de faire. Cet œil indiscret assurait jadis la stabilité et la sécurité de la société quand elle était organisée en tribus constituées des membres d’une même famille soudés autour des mêmes coutumes. Dans le système traditionnel, c’est la communauté qui veille au bon fonctionnement des relations entre les individus. […].

Avec la création de l’État et l’urbanisation de la société, cette règle devenue indésirable devait logiquement disparaître. […].

Le retour aux traditions, en tant que phénomène social, a renversé les tendances et a renforcé cet œil indiscret dans une société changée en profondeur malgré les apparences ; dès lors, appliquer ce mode d’organisation, c’est appliquer une règle qui ne lui convient plus. Une société, tout comme l’être humain, a besoin de règles et de méthodes adaptées à sa mentalité et à sa taille pour assurer sa stabilité et installer sa pérennité. Quand la structure d’une société, son mode de vie et ses valeurs changent, les règles qui déterminent l’ensemble des comportements doivent s’adapter. Jadis, par exemple, les gens jetaient tout simplement leurs ordures derrière la maison. Ce n’était que des épluchures de légumes et de fruits souvent dévorées par les animaux domestiques. Une telle attitude, dans une société de consommation et d’emballages, provoquerait une crise écologique et sanitaire. En aucune manière, un quelconque retour en arrière de cet ordre ne serait envisageable, au prétexte que nos aïeux agissaient ainsi.

Quand la structure d’une société, son mode de vie et ses valeurs changent, les règles qui déterminent l’ensemble des comportements doivent s’adapter. Jadis, par exemple, les gens jetaient tout simplement leurs ordures derrière la maison

De ce fait, un retour à cette règle traditionnelle dans une nouvelle structure sociale et morale n’est pas sans risque.

Le premier de ces risques est dû à la perception de l’autre dans cette nouvelle structure où désormais, dans un même quartier, plusieurs familles issues d’horizons multiples, aux valeurs et aux coutumes différentes, se partagent l’espace. Cet autre, qui était dans la tribu souvent un membre de la famille, est dans la société moderne, et par la force des choses, un étranger. Donc, un retour à la gestion traditionnelle de la société signifie que l’individu sera surveillé et jugé non plus par un membre de sa famille mais par un inconnu. […].

Si cet autre a le droit de nous surveiller, et de surcroît de nous dicter des règles, il le fera selon ses propres critères du bien ou du mal. Cette situation est évidemment susceptible de créer conflits et affrontements. Les gens n’aiment pas qu’on leur impose des valeurs morales et une ligne de conduite ; leurs réactions peuvent alors être très violentes.[…].

Si de plus cet inconnu revendique le droit de nous punir, notre angoisse se transforme en peur. Il est inutile d’insister sur les conséquences d’une telle situation psychologique. Elle est souvent la cause d’un comportement violent. C’est pourquoi le Droit est important. Quand celui-ci est respecté, il apaise nos inquiétudes à propos de l’autre.

C’est pourquoi le Droit est important. Quand celui-ci est respecté, il apaise nos inquiétudes à propos de l’autre.

D’ailleurs, l’organisation tribale, si elle ne connaissait pas le Droit tel que nous l’entendons, avait cependant ses coutumes et ses lois ; elle désignait un chef qui veillait à leur application, afin que l’individu ne franchisse pas les limites posées. L’ordre ne dépendait donc pas de la subjectivité absolue des individus.

Aujourd’hui, alors que la fonction du chef n’existe plus, même dans les communautés les plus restreintes, et que les coutumes n’ont plus le même statut qu’auparavant, si l’État se retire, si le droit est absent que reste-il ? […].

Le deuxième risque tient aux mentalités. Les hommes et les femmes sont de plus en plus influencés par de nouvelles valeurs et refusent de se soumettre aux normes traditionnelles : les couples veulent vivre seuls, les femmes veulent travailler pour assurer leurs besoins et assumer leur liberté, les jeunes veulent profiter de leurs moments de loisir comme ils l’entendent ; le désir de vivre libre et tranquille est de plus en plus revendiqué, même si parfois les apparences font croire le contraire. Rappelons que l’organisation traditionnelle de la communauté a pu fonctionner correctement tant que les individus, n’imaginant pas d’autre façon de vivre, se sont soumis à son autorité. Le concept même de liberté individuelle n’existait pas. Aujourd’hui, le désir de liberté, même si le sens de ce mot reste primaire dans la conscience populaire, est de plus en plus revendiqué.

Avec cette nouvelle mentalité, le regard d’autrui devient une contrainte permanente qui piétine la liberté et resserre le territoire privé. Il représente donc une menace à laquelle répond un réflexe de défense qui peut être violent. Ce retour à la norme traditionnelle dans un contexte social inadapté est devenu source de violence et n’a pas aidé l’Algérie à sortir de celle héritée de la guerre.

Cependant, une question s’impose. Comment une société dans laquelle les individus revendiquent leur liberté peut-elle revenir à une organisation qui va à l’encontre du respect des libertés individuelles ? Il y a certes un paradoxe : au moment où nous réclamons la liberté pour nous-mêmes, nous ne sommes pas capables de renoncer à ce droit de regard sur la vie de l’autre : avoir le droit de surveiller l’autre, c’est avoir une emprise sur lui. Cette règle est inscrite dans la nature humaine, qui aime le pouvoir. Il est difficile de respecter la liberté de celui sur qui nous exerçons le pouvoir. Pouvoir et liberté sont, dans un tel contexte et la plupart du temps, antagonistes.

Reconnaître à l’autre sa liberté tout comme je veux qu’il me reconnaisse la mienne est sûrement la meilleure façon de vivre dans notre société actuelle. Cela ne peut passer que par une éducation qui nous permettra de réaliser notre vraie nature humaine en tant qu’être raisonnable et intelligent : c’est justement de la nature de l’être raisonnable de ne pas vivre soumis à ses instincts.

C’est justement de la nature de l’être raisonnable de ne pas vivre soumis à ses instincts.

Il est évidemment utopique d’imaginer, en tout cas aujourd’hui, une société où le regard de l’autre serait absent. Cependant, le problème surgit lorsque ce regard s’immisce, en permanence et partout, dans les lieux publics, mais aussi dans l’environnement le plus proche et surtout quand l’autre veut imposer ses critères de valeur.

Dans un tel contexte, quelle solution l’individu peut-il adopter pour éviter le jugement des autres et avoir la vie tranquille qu’il espère ? Vivre seul ? Mais « la réunion des hommes en société est une chose nécessaire »[1],dit Ibn Khaldûn. L’être humain a fondamentalement besoin d’appartenir à une communauté.

[1]. Ibn Khaldûn, El Muqqadima, trad. William Mac Guckin de Slane, Alger, Berti édition, p. 265.

Mener sa vie comme on la conçoit sans se soucier du jugement des autres ? Cela est possible, voire sage, à condition que l’autre soit capable de se contenter de porter un avis et s’abstienne de toute intervention. Or, profitant de la faiblesse de l’État, les individus réclament le droit d’intervenir pour empêcher que s’accomplisse ce qu’ils jugent comme mal et punir celui qui a un comportement considéré comme déviant.

Que faire pour échapper à ce qui s’apparente de plus en plus à une forme de persécution ? Partir ailleurs à la recherche d’autres cieux plus propices à une vie privée et connaître la liberté ? C’est peut-être la solution à laquelle beaucoup songent. Malheureusement, tout le monde ne peut pas partir. Que faire alors ? Se soumettre aux règles, aux critères de la morale de la communauté même si le prix à payer en est cette liberté tant convoitée ? Ou bien vivre sa vie comme on le souhaite, mais dans l’ombre… en faisant semblant d’appliquer les règles de la manière la plus convenable et la plus stricte qui soit ? Beaucoup choisissent cette dernière solution, qui malgré tout ne leur permet pas d’avoir la tranquillité espérée. À tout moment, les autres peuvent découvrir leur double vie et ils risquent, par conséquent, d’être mal jugés et de voir leur réputation entachée. Alors, d’un mensonge à l’autre, ils naviguent à vue ; sans doute auraient-ils pu s’en passer si chacun avait su respecter la liberté de l’autre.

Pour toutes ces raisons, il est impossible de livrer l’organisation et la stabilité de la société à cette règle traditionnelle : chacun surveille le comportement de chacun.


Razika Adnani, extrait de La nécessaire réconciliation, UPblisher, deuxième édition, 2017, France

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3 Commentaire(s)

  1. Hani Belhadj Hani dit :

    Tres intérréssent de lire ça.
    Es que le livre est disponible en ebook ?

  2. Chitti dit :

    Quelque soit le mode d’organisation, le droit est l’âme garante du bon fonctionnement de la société et de l’exercice des libertés individuelles et collectives pour un vivre ensemble en parfaite harmonie où chaque individu est citoyen pour lebir’ de la communauté.
    Tajmaet de nos aïeux était valable dans le contexte de son temps mais actuellement elle ne répondra aux défis actuels qu’en l’adaptant à la situation actuelle. Tanemirt pour tout ce que vous entreprenez pour éclairer la société algérienne, espérant que vous êtes lues sur les réseaux sociaux.

  3. Amr Boudj dit :

    عدة عوامل ضغطت على حياة الفرد منها ضيق السكن والعيش في عائلات كبيرة الحجم أدت لفقدان الفرد لحريته واستقلاله الشخصي.
    كذلك عملت القيم الدينية على توحيد أنماط السلوك وقلصت مجال الحرية الشخصية، ثم تبعية الفرد للعائلة والجماعة.
    لكن بصفة عامة كانت حياة الناس بسيطة وسعيدة بخلاف عصرنا هذا.
    الخاسر أكبر خلال فترة الحياة القديمة ربما النسوة، الحياة المعاصرة أعطت النساء بعض الحرية كحرية الخروج إلى العمل والمشاركة في تسيير الحياة العامة.

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